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traditions nationales et des sentimens de la moderne Europe, ce contraste de fidélité naïve et de sympathie à demi chrétienne, nous le voyons en traits vivans dans ces gracieuses histoires, et M. Léopold Kompert exprime une confiance bien naturelle lorsqu’après avoir peint ses héros déjà émancipés des préjugés antiques, il s’écrie que l’émancipation légale ne saurait tarder longtemps. Ces droits si ardemment désirés, comment se fait-il que le bienveillant souverain ne les ait accordés que pour les reprendre ? Il a été trompé sans doute, il ne peut plus l’être après la touchante pétition de M. Kompert. Rebb Schlome a raison : l’empereur sera touché, il saura comment ces braves gens ont profité de ses dons, il déchirera une loi barbare, et le proscrit des anciens jours, admis au droit de cité dans la patrie commune, pourra nourrir sa famille avec les fruits de son champ.

Oui, M. Léopold Kompert a le droit d’attendre avec confiance les décisions du souverain ; quoi qu’il arrive en effet, il a accompli sa tâche. Il y avait au XVIe siècle un Juif portugais, Samuel Usque, qui, chassé de Portugal avec les hommes de sa race, passa en Italie, s’établit à Ferrare, et y vécut tout occupé de travaux littéraires avec ses deux parens, Abraham Usque, le célèbre typographe, et Salomon Usque, à qui l’on doit une élégante traduction espagnole du Canzoniere de Pétrarque ; lui, c’étaient surtout les œuvres patriotiques et religieuses qui remplissaient sa vie. Samuel Usque publia à Ferrare, en 1553, un livre intitulé Consolacion à las tribulaciones de Ysrael, et ce livre est demeuré célèbre dans les annales de la littérature juive. M. Léopold Kompert vient d’écrire à son tour sa consolation israélite ; le roman à la Charrue, ainsi que les Scènes du Ghetto et les Juifs de Bohême, mérite bien le titre que Samuel Usque donnait à sa pieuse homélie. C’est plus encore, c’est une exhortation virile, une tendre et sévère initiation à l’esprit de la société moderne. Les pauvres déshérités qui liront ce manuel de morale pratique n’y trouveront que des inspirations généreuses ; consolés et rendus meilleurs, ils seront membres de la société libérale du XIXe siècle, en dépit même des règlemens qui prétendraient encore les repousser. Peu importe, en effet, que la victoire soit consacrée par la loi, si elle est établie dans les mœurs. M. Kompert a-t-il donné aux Juifs de son pays le sentiment de la dignité et l’amour du travail ? Cela suffit, la révolution est faite, et les habitans de tous les ghettos autrichiens peuvent entonner le chant du psalmiste : Diripuisti vincula mea.


SAINT-RENE TAILLANDIER.