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leurs plus hauts dignitaires. La discipline, les travaux, le régime temporel et spirituel de tous les bénédictins de la province y étaient contrôlés et réformés avec une sévérité que les procès-verbaux de ces petits conciles attestent dans le plus noble langage. Ces scènes, pleines de dignité, se passaient dans cette salle capitulaire aujourd’hui honteusement profanée.

Mon abbaye était donc dans cette grande province la première d’un ordre illustre, dont le nom seul rappelle ce que le travail a de plus noble et de plus austère. C’est un beau titre, qui explique la magnificence de l’église, et qui doit en préserver les restes. J’ai désormais sous la main les élémens d’un travail intéressant et complet ; mais je m’oublie trop souvent dans la lecture de ces anciennes chartes remplies de petits faits caractéristiques, d’incidens et de coutumes empruntés à la vie de chaque jour, et qui me transportent dans le cœur et dans la réalité même des âges écoulés : ces âges vraisemblablement ne valaient pas le nôtre, mais du moins ils en diffèrent, et nous n’en prenons d’ailleurs que ce qui nous plaît. Peut-être aussi, quand nous aimons à nous approprier par l’étude les idées, les émotions, les habitudes même des hommes qui nous ont précédés sur la terre, sentons-nous la douceur d’étendre dans le passé notre vie personnelle, que borne un si court avenir, de remuer dans notre cœur, pendant notre passage d’un jour, les sensations de plusieurs siècles.

À part les archives, cette bibliothèque est fort riche, et cela me détourne. De plus, le tourbillon mondain qui sévit dans le château ne laisse pas de porter quelques atteintes à mon indépendance. Enfin mes excellens hôtes me reprennent souvent d’une main la liberté qu’ils me donnent de l’autre : comme la plupart des gens du monde, ils ne se font pas une idée très nette de l’occupation suivie qui mérite le nom de travail, et une heure ou deux de lecture leur paraissent le dernier terme du labeur qu’un homme peut supporter dans sa journée. — « Soyez libre ! montez à votre ermitage ! travaillez à votre aise ! me dit chaque matin M. de Malouet ; une heure après, il est à ma porte. — Eh bien ! travaillons-nous ? — Mais, oui, je commence. — Comment ! diantre ! il y a plus de deux heures que vous y êtes ! Vous vous tuez, mon ami. Au surplus, soyez libre !… Ah çà ! ma femme est au salon… Quand vous aurez fini, vous irez lui tenir compagnie, n’est-ce pas ? — Oui, certainement. — Mais seulement quand vous aurez fini, bien entendu ! — Et il part pour la chasse ou pour une promenade au bord de la mer. Quant à moi, préoccupé de l’idée que je suis attendu, et voyant que je ne ferai plus rien qui vaille, je me décide bientôt à aller rejoindre Mme  de Malouet, que je trouve en grande conversation avec son curé ou avec M. Jacquemart