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à plus d’un titre : elles constatent cette horreur du sang toujours professée par elle jusque dans les plus terribles extrémités de son ministère ; elles établissent combien ce ministère lui-même répugnait à sa nature, combien il était en quelque sorte étranger à sa propre personnalité. Livrée à elle-même, Jeanne était la plus douce des femmes, la plus ascétique des chrétiennes. Elle passait ses jours et la plus grande partie de ses nuits dans l’oraison, le jeûne et la plus austère pratique des sacremens ; Louis de Contes, son page, atteste, comme frère Pasquerel, son aumônier, qu’elle ne buvait jamais que de l’eau dans les somptueux banquets où sa présence enivrait les multitudes, qu’elle ne mangeait que du pain, et deux fois par jour seulement ; ses compagnons de guerre sont unanimes pour déclarer qu’après le combat ses yeux étaient toujours pleins de larmes. Telle était la vraie Jeanne d’Arc lorsque le bras de Dieu ne la détournait pas de sa voie naturelle ; mais sitôt que l’esprit soufflait et transformait cette frêle créature, la brebis devenait lionne, et du fond de son oratoire, elle s’élançait en poussant des rugissemens.

Un matin, tout dormait dans la ville et autour d’elle, et on la croyait elle-même ensevelie dans le sommeil après une nuit passée dans la prière. Tout à coup on l’entend crier, avec un accent de désespoir et d’horreur qui éveille toute la maison, que ses gens sont repoussés, que le sang français coule, ce sang qu’elle ne peut voir sans que les cheveux ne lui lèvent ensur. Au milieu de l’universel silence et de l’étonnement général, elle appelle et demande ses armes avec une telle furie, qu’on la croit frappée de vertige ; elle monte à cheval demi nue, demi armée, et reçoit par la fenêtre, des mains de son page, sa lance et sa bannière ; elle se dirige vers la porte de Bourgogne par la route la plus courte, encore qu’elle ne l’eût jamais parcourue, disent les témoins, et pousse son cheval avec une telle ardeur, qu’à chaque pas le fer fait jaillir le feu du pavé. Après un moment d’hésitation, on se décide à la suivre, et bientôt l’extatique vision se transforme en une scène d’émouvante réalité. Une troupe de gens d’armes avait attaqué sans en avoir reçu l’ordre l’un des retranchemens anglais, et, repoussée par des forces supérieures, elle rentrait en désarroi dans la ville. La pucelle a bientôt rétabli le combat ; elle s’élance avec fureur sur cet ennemi de la France dont la pensée obsède depuis si longtemps sa vie, et qu’il lui est enfin donné de voir face à face : une foule d’Anglais jonchent le sol, un plus grand nombre est mis à rançon, le retranchement est enlevé, la terreur pénètre avec la défaite dans les rangs de l’armée anglaise, et ceux qui, au témoignage de Dunois lui-même, s’étaient depuis trop longtemps accoutumés à triompher des Français à deux cents contre mille tremblent et n’osent se défendre contre une femme