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rang. Égoïste et pervers, il était aussi incapable de comprendre l’enthousiasme que de l’éprouver, et ne regrettait point la prolongation d’une crise qui avait considérablement élevé sa propre fortune. Avec des préoccupations moins déshonnêtes, le sire de Trèmes et l’archevêque de Reims étaient de vieux politiques auxquels n’allaient point les aventures. Le succès d’Orléans ne les rassurait aucunement sur l’entreprise de Reims. Charles VII balançait entre les cris de l’armée et les conseils de ses ministres. Il en fut ainsi jusqu’au jour où, forçant sa chambre de retrait, la pucelle apparat tout à coup devant lui en lui commandant au nom de Dieu d’aller prendre sa couronne. C’est dans la déposition même de Dunois qu’il faut lire cette scène incomparable où l’exaltation de la pythonisse est tempérée par la placidité de la vierge chrétienne[1].

La résolution royale fut emportée d’assaut comme l’avait été Orléans ; mais avant de se diriger vers la Champagne on résolut de s’emparer des places qui bordaient la Loire. Conformément à ce plan, Jeanne força l’enceinte de Jargeau après une lutte corps à corps dont la description, semble empruntée aux gestes des paladins. À Pathay, elle tailla en pièces l’armée anglaise, dont la moitié demeura sur le champ de bataille. La plupart des villes fortifiées ouvrirent leurs portes, et l’on pénétra en Bourgogne presque sans résistance. Auxerre acheta de La Trémouille, à beaux deniers comptans, une convention de neutralité à laquelle le roi apposa sa signature, au grand déplaisir de la pucelle. Troyes parut vouloir faire une longue et très sérieuse résistance, et déjà l’armée royale, arrivée sous ses murs sans canons pour les forcer et sans pain pour se nourrir, menaçait de se débander et doutait pour la première fois de sa conductrice. Au conseil, on demandait vivement la retraite, et cet avis, que la situation semblait justifier, aurait probablement prévalu, lorsqu’introduite dans l’assemblée, Jeanne prononça ces paroles : « Je vous dis, au nom de Dieu, que demain le roi entrera dans la ville, » À cette heure s’opérait en effet la révolution la plus inattendue dans la disposition des habitans ardemment dévoués à la faction bourguignonne. Des députés arrivèrent peu après au camp de Charles VII pour implorer sa clémence, et au jour dit il pénétrait dans cette place, assez forte pour retenir plus de six mois l’armée royale sous ses murs[2].

La soumission de Troyes assurait celle de Reims. La garnison anglaise évacua la ville sans la défendre, et Charles pénétra sans résistance

  1. « Dum rex esset in suà camarà de retraict puella percussit ad ostium, et quam cito ingressa est posuit se genibus, et amplexata est tibias régis dicens : nobilis delphinae, non teneatis ampliùs tot et tanta consilia, sed venite quam citiùs Remis ad capiendam dignam coronam… et oratione suâ factà, audiebat unam vocem dicentem sibi : Fille de Dé, va, va, je serai à ton aide ! va. » (Proc., t. III, p. 12.)
  2. Chronique de Jean Chartier, p. 76 ; Collect. des Procès, t. III, p. 117, t. IV, p. 18, 46.