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qu’on puisse imaginer de la conquête de la Dacie. Le caractère de ces expéditions y est profondément empreint. Ce n’est pas seulement le témoin immortel de cinq campagnes glorieuses ; c’est le tableau véridique, implacable de l’extermination d’un peuple. Je suppose que l’artiste qui l’a exécuté a surtout reçu pour mission d’épouvanter les nations rebelles.

Quel livre, quel monument peindrait mieux les vastes préparatifs d’une guerre inexorable : les vaisseaux chargés de blé, d’armes, de recrues incessamment rassemblées, les magasins immenses où tout abonde, les pesans bagages traînés à la suite des cohortes ; une lutte entreprise avec la patience et la lenteur d’un peuple qui se croit éternel ; les gigantesques ponts de bateaux et de pierre jetés sur le Danube et la Bistra ; les légionnaires ramassés en tortue au pied des murs et des abatis d’arbres ; les incendies de villages barbares, les forêts vierges coupées par la hache pour frayer une route à l’empire ; ce césar à cheval, partout calme et débonnaire au milieu des flots de fer de ses prétoriens ; les rois qui se jettent à ses pieds et implorent le pardon de leur nation ; le geste du césar qui refuse et dévoue sans colère tout un monde à la mort ; les têtes coupées des principaux présentées par les cheveux au vainqueur ou montrées au bout des piques du haut des murs ; d’autre part, le désespoir des indigènes, leur impuissance furieuse, les multitudes de Barbares chevelus, aux sabres recourbés, aux massues noueuses, aux braies amples traînant jusqu’aux pieds, qui fuient un à un sur les sentiers escarpés des montagnes, et qui, des dieux élevés, tournent la tête encore une fois vers la patrie perdue ; leurs troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, de chèvres, qui se précipitent devant les légionnaires, pasteurs armés de javelots en guise d’aiguillon ? Tout est fait pour inspirer la terreur. Dans cette poursuite acharnée à travers les bois, les montagnes, en dépit des frimas, on sent qu’il ne doit rien rester des vaincus, et que c’est là le testament du césar écrit dans chaque relief. Au sommet de la colonne, Jupiter pluvieux, de sa chevelure immense, de sa barbe, de son ample manteau laisse découler les frimas, les brumes, les pluies éternelles. La nature semble ainsi se joindre aux vainqueurs pour opprimer une terre condamnée.

Nous pouvons regretter aujourd’hui que ce monument de colère ne nous montre qu’à moitié l’expédition de Dacie. La guerre y est représentée dans sa fureur ; les résultats de cette guerre ne s’y voient pas, à moins que son but unique fût d’effrayer le monde. L’histoire des établissemens de Trajan manque à la colonne Trajane : je n’ignore pas qu’un écrivain du XVIIe siècle a cru en trouver une trace dans le dernier bas-relief ; mais si telle eût été la pensée du monument, elle eût été figurée avec la clarté et l’évidence souveraine