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quitter entièrement, je puis du moins alléger le poids dont mon âme reconnaissante est chargée. J’ai là pour votre excellence…

— Qu’avez-vous pour mon excellence, noble effendi ? repartit le bey, qui avait remarqué l’hésitation d’Hassana, et qui n’en augurait rien de bon.

— J’ai… cent piastres…

— Cent piastres ! noble Hassana ! Et vous m’en devez deux mille ? Y pensez-vous ? Autant vaut ne rien m’offrir du tout.

— Mais, excellence, ce n’est qu’un petit à-compte pour vous faire prendre patience. Après la récolte…

— Bon, parlez-moi de la récolte maintenant ! Et vous n’avez pas encore semé. Ah ! ces terres-là ont bien l’air de venir à moi ! Leur étendue n’est pas considérable, mais vous êtes un bon cultivateur, Hassana, et votre raisin est excellent. Je ne serais pas fâché d’ailleurs d’avoir dans cette vallée un petit coin de terre à moi, où je viendrais passer les mois d’hiver, car il fait froid sur ma montagne. Voyons, noble Hassana ! Vous voilà tout abasourdi ! Comme vous pâlissez ! Vous y tenez donc beaucoup à votre propriété ?

Le pauvre homme ouvrit la bouche pour répondre qu’en effet il y tenait infiniment, mais la voix lui manqua, et il garda un morne silence, faisant de louables efforts pour ressaisir cette apparence de tranquillité stoïque que les Turcs considèrent comme indispensable à la dignité humaine. Après s’être livré quelques instans à ses réflexions, le bey reprit : — Je vois que la pensée de renoncer à ces lieux vous afflige, et je voudrais vous épargner ce chagrin. Peut-être y aurait-il moyen de tout arranger. Vous avez une fille ?

— Oui, excellence, répondit Hassana, qui crut voir le paradis s’ouvrir devant lui.

— Quel âge a-t-elle ?

— Bientôt treize ans, excellence.

— Diable ! c’est beaucoup… Et avez-vous songé à la marier ?

— Pas encore, excellence ; elle me sert à garder mes chèvres, et partant, je ne suis pas pressé.

— Vous avez tort, vous avez grand tort, car à treize ans une fille n’a déjà plus de temps à perdre. Voyons, voulez-vous me la donner ?

— À vous ? À votre excellence ? Mais assurément. Ma fille ne vaut pas sans doute le prix…

— Un moment, un moment ! Vous ne m’avez pas compris. Je ne veux pas payer votre fille deux mille piastres. Si je l’épouse, votre dette subsistera comme auparavant, si ce n’est que je consentirai à en attendre le remboursement pendant cinq ans. Vous me donnerez en outre, votre vie durant, quatre chevreaux, cent oques de rai-