Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/542

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le père Broullion ne s’écarte point de ses devoirs de missionnaire, tels que les jésuites les comprennent et les pratiquent. Il provoque les intérêts matériels à seconder les efforts du catholicisme, et il spécule très légitimement sur le concours que prêteraient aux missions l’apparition plus fréquente du pavillon français et l’échange de nos produits contre ceux de la Chine. On peut être assuré que les jésuites du Kiang-nan useront largement de ce moyen d’influence, et je ne serais pas étonné d’apprendre que les renseignemens recueillis par eux et leur intervention active auprès des négocians ou des consuls eussent pour résultat, dans un avenir prochain, de développer les relations de nos ports avec Shanghai. Dira-t-on qu’en prenant un tel souci des affaires temporelles et même mercantiles, la compagnie demeure fidèle à ses traditions ambitieuses, et qu’elle veut réaliser jusqu’en Chine ses plans de domination universelle ? Les plus défians n’auraient pas à s’effrayer de cette tentative : on peut, sans le moindre inconvénient, livrer la Chine aux jésuites.

Sauf quelques correspondances insérées dans les Annales de la propagation de la foi, les nouveaux missionnaires du Kiang-nan n’avaient publié jusqu’ici aucun document qui indiquât d’une manière précise la direction et l’état de leurs travaux. La compagnie tiendra sans doute à honneur de continuer l’œuvre entreprise avec tant de succès par les anciens jésuites de Pékin, et c’est ainsi que le père Broullion vient d’ouvrir une seconde série de mémoires concernant la Chine. Il y a encore tant à dire sur ce pays si vaste, si singulier, que l’on connaît si peu ! On a beaucoup écrit, après le père de Rhodes, sur les mœurs et sur les institutions du Céleste Empire ; mais depuis quelques années la Chine a bien changé de face : elle a subi, à la suite de la guerre contre les Anglais et du traité de Nankin (1842), une révolution profonde dans sa politique à l’égard des étrangers : en ce moment même, elle est livrée à toutes les agitations d’une révolution intérieure. Pendant que les Européens, pénétrant plus avant sur son territoire, s’établissent dans ses ports et remontent ses larges fleuves, elle voit ses habitans se répandre par grandes masses au dehors, peupler l’Australie, la Californie, l’Inde, les Antilles, et se mettre peu à peu en contact avec le monde entier. Pourrait-elle aujourd’hui demeurer immobile et s’ensevelir dans le linceul de sa vieille civilisation ? D’irrésistibles influences la poussent désormais dans des voies nouvelles. Les jésuites arrivent donc à l’instant favorable pour reprendre, avec l’habileté et l’audace qu’on leur connaît, l’œuvre de la propagande. La science, comme la foi, est intéressée au succès de leur mission du Kiang-nan.

C. Lavollée.