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Pecksniff est conforme aux dispositions de son pays ! La religion anglaise est peu dogmatique et toute morale. Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il s’épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles les noms de Mercy (compassion) et de Charité. Il est tendre, il est bon, il s’abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle, lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un père, les sentimens d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. Les vertus de famille sont en honneur aujourd’hui ; il faut s’en affubler. Jadis Orgon disait, instruit par Tartufe :


Et je verrais périr parens, enfans et femme.
Que je m’en soucierais autant que de cela.


La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement ; il ne faut pas mépriser ce monde en vue de l’autre ; il faut l’améliorer en vue de l’autre. Tartufe parlera de sa haire et de sa discipline ; Pecksniff, de son comfortable petit parloir, du charme de l’intimité, de la beauté de la nature. Il essaiera de mettre la concorde entre les hommes. Il aura l’air d’un membre de la société de la paix. Il développera les considérations les plus touchantes sur les bienfaits et sur les beautés de l’harmonie. Il sera impossible de l’écouter sans avoir le cœur attendri. Les hommes sont raffinés aujourd’hui, ils ont lu beaucoup de poésies élégiaques ; leur sensibilité est plus vive ; on ne peut plus les tromper avec la grossière impudence de Tartufe. C’est pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de longanimité sublime, des sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvemens d’abandon, des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlemens, dans leurs meetings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de l’économie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff parlera comme un prospectus. Il en aura l’obscurité, le galimatias et l’emphase. Il semblera planer au-dessus du monde, dans la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura l’air d’un apôtre élevé dans les bureaux du Times. Il débitera des idées générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans le beefsteak qu’il vient d’avaler. Ce beefsteak a passé, le monde passera aussi. Souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu’un jour nous aurons à rendre. En pliant sa serviette, il s’élèvera à des contemplations grandioses : « L’économie de la digestion, dira-t-il, à ce que m’ont appris certains anatomistes de mes amis, est un des plus merveilleux ouvrages de la