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encore du tressaillement d’admiration qui, de tous les points de l’Europe, suivait les vicissitudes du siége de Missolonghi, où s’ensevelit si jeune le grand poète anglais.

Mais tout cela était beau et vivement ressenti, parce que cela répondait au cri de la conscience publique et à la pitié, ce devoir naturel de l’homme. Tout cela était beau, non point parce que deux poètes l’avaient dit ou le répétaient, mais parce que les Turcs d’alors avaient horriblement abusé de la conquête et de l’oppression. M. de Lamartine oublie-t-il l’effroyable massacre de Scio[1], la vente de quarante mille chrétiens esclaves, et avant cela l’égorgement du patriarche et d’une partie du clergé grec ? Jamais soulèvement n’avait été plus juste dans le monde que l’insurrection de la Morée. Jamais répression n’avait été plus atroce que celle qui fut exercée par les Turcs. Il n’était pas permis à l’Europe de voir de sang-froid s’achever cet holocauste humain. Les hommes d’état furent aussi patiens et aussi lents qu’on pouvait le souhaiter. Au fond, la politique n’intervint pour préserver une partie de la Grèce que lorsqu’il était impossible de faire autrement. Un ministre anglais qualifia même de malencontreux le combat de Navarin. Malencontreux si vous voulez ; mais malgré la jalousie qu’inspirait dès-lors à quelques spéculateurs de la Cité de Londres l’activité naissante du petit commerce grec, il avait bien fallu couvrir contre une nouvelle invasion de barbares la Morée déjà tant de fois dévastée, et la bataille de Navarin s’en est suivie.

Que maintenant cette protection de l’Europe ait sauvé un ou deux millions de Grecs, qu’elle ait forcé la Turquie elle-même à corriger un peu la barbarie de ses traditions de conquêtes, à tenter quelques réformes utiles, à ne plus faire du massacre un moyen ordinaire de gouvernement, est-ce là une erreur fâcheuse ? est-ce un motif de reprocher à l’Europe, comme un acte inique et fatal, le démembrement de la Grèce ? À quelque point de vue que vous considériez aujourd’hui les choses, n’est-il pas visible que l’empire ottoman ne perdit alors que ce qu’il ne pouvait garder ? Que ne lui faites-vous aussi amende honorable pour le démembrement de l’Algérie, de cette proie qui lui fut arrachée sous une nécessité bien moins pressante, car il s’agissait là non de chrétiens qu’un joug usé ne retenait plus et qu’il aurait fallu tuer tous, pour pacifier le pays, au profit des Turcs : il s’agissait de sujets mahométans identiques à leurs maîtres. Toutefois le temps de la rupture était venu, et, tandis que la France

  1. Voir les récits exacts et animés de Spiridion Tricoupi, l’envoyé actuel du royaume de Grèce à Londres.