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convaincre était d’avoir le dernier mot dans toute discussion, et de ne jamais reculer, même devant l’absurde : rien n’égale le sang-froid, l’aplomb inébranlable avec lequel ses successeurs débitent les balivernes inventées par leur maître. Smith, très patient enfin, avait des éclats de colère très redoutables, il était doué d’une humeur absolument intraitable : cette particularité se rencontre dans sa secte au plus haut degré. Le mormon est un être indomptable, et les éclats de colère qu’on prête à Brigham Young dans ses derniers démêlés avec le gouvernement fédéral sont réellement dignes de Smith lui-même.

Smith n’était donc pas un homme ordinaire. Là-dessus les avis sont partagés. Les uns représentent le prophète comme un personnage absolument stupide ; les autres le regardent comme un faux prophète, mais comme un homme qui avait en lui une étincelle de génie. Je crois que tout esprit éclairé, après avoir considéré avec attention la suite des actions de Smith, avouera qu’il n’était pas effectivement dépourvu de talent ; seulement ce talent était d’un ordre inférieur, et ne pouvait trouver à s’exercer que sur des personnes d’un ordre également inférieur. L’auteur du livre récemment publié, les Prophètes ou le Mormonisme dévoilé, parle de Smith avec horreur, mais avec respect. Il le venge des accusations de stupidité qui ont été portées contre lui, et les preuves assez curieuses qu’il donne à l’appui de son assertion valent la peine d’être citées. « L’idiot vit où a vécu son père, mange ce qu’on lui donne, meurt et est oublié, tandis que cet homme, qu’on a accusé faussement d’ignorance et d’imbécillité, n’a jamais résidé à la même place deux mois de suite ; il est allé où personne n’aurait voulu aller, et, méprisant les vieux sentiers que d’innombrables millions d’hommes avaient parcourus sans murmurer, en a ouvert un nouveau où il a conduit à sa suite des milliers de créatures vivantes ; il est mort et ne sera jamais oublié, car le livre de l’histoire contient une page signée de son nom, et l’écusson de l’Amérique porte la marque de ses forfaits. » Voilà un plaidoyer tout à fait à l’américaine. Ainsi l’homme de génie est celui qui n’aime pas la vie sédentaire, et l’idiot, celui qui n’abandonne pas le foyer paternel. L’homme de génie est celui qui invente du nouveau, fût-il absurde et mensonger, et l’idiot, celui qui reste attaché à la tradition. Un tel plaidoyer ne pouvait sortir que d’une plume yankee. Il doit y avoir d’autres raisons à donner en faveur de Smith.

Ainsi que nous l’avons dit, il ne manquait pas d’un certain talent grossier, propre à éblouir les ignorans. Ses ennemis reconnaissent eux-mêmes qu’il était doué de certaines facultés de séduction, qu’il exerçait impitoyablement (c’est le mot) sur tous les esprits faibles qu’il rencontrait sur sa route. Boiteux d’intelligence, bossus de jugement, perclus de sens moral, étaient facilement ses dupes, et il leur