Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/735

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’apparaît sur ce vaste espace qui s’étend depuis Bagdad jusqu’aux environs de Constantinople. C’était un scandale, si l’on veut, que cette prise de possession tacite, mais incontestée, faite par un peuple vaincu, d’un territoire appartenant au peuple vainqueur ; mais ce scandale rapportait gros au trésor, sans parler des richesses qu’une population active et intelligente répand toujours dans les pays qu’elle habite. Les troupeaux kurdes sont les plus beaux du monde, et l’industrie de ce peuple, certaines branches au moins de son industrie, ne sont pas à dédaigner, surtout pour les Turcs[1]. Malgré cet avantage, le gouvernement ottoman crut devoir signifier aux Kurdes de demeurer toujours dans leurs quartiers d’hiver et de ne plus reparaître sur les montagnes où ils avaient coutume de passer l’été. Qu’arriva-t-il ? On le devine sans peine ; les Kurdes pacifiques obéirent, mais ceux-là sont peu nombreux, tandis que les Kurdes querelleurs et batailleurs sont en grand nombre, et ce furent ces derniers qui se chargèrent de répondre à l’édit. Ils vinrent donc en armes et en colonnes serrées, non plus sur leurs montagnes et dans leurs pâturages, mais dans les vallées habitées, sur les routes fréquentées et jusque sous les murs des villes, résidences des pachas et des kaïmakans. Les malheureux paysans voyaient leurs moissons ravagées, leur bétail égorgé ou enlevé par les brigands, sans oser leur opposer la moindre résistance. On s’indigna de l’audace de ces rebelles. On dépêcha des zappetiers (sorte de gardes urbaines et communales) à la piste des voleurs, mais plusieurs d’entre eux, qui étaient partis sur de bons chevaux et revêtus d’un costume assez riche, s’en retournèrent à pied et à demi nus. La chose prenait de jour en jour plus de gravité. Les pachas se demandaient et s’envoyaient réciproquement des secours, ce qui n’avait pour résultat que de fatiguer les troupes et de les faire opérer sur un territoire inconnu. Bref, cet état de choses dura aussi longtemps qu’il y eut sur pied dans les provinces envahies soit un animal domestique, soit un épi de blé ; puis, lorsque tout fut ravagé, un corps de cavalerie arriva en toute hâte de Constantinople, prêt à exterminer les coupables, qui, fort heureusement pour eux, s’étaient retirés huit jours auparavant.

À l’époque où nous a conduit notre récit, ces deux grands événemens, — savoir l’arrivée de la cavalerie ottomane et la retraite de la horde kurde, — n’étaient pas encore accomplis, et le brigandage s’exerçait librement. Voilà pourquoi les amis d’Hamid-Bey lui firent perdre le temps qu’il eût employé à rejoindre ses pénates avant la

  1. La fête aux moutons par exemple (le beiram corban), pendant laquelle on égorge à Constantinople plus de cent mille moutons, était défrayée par les troupeaux des Kurdes.