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s’assit sur l’herbe, et le faux abolitioniste gagna jusqu’au dernier sou que possédaient ses adversaires. Quoique l’anecdote soit fort plaisante, elle a son côté sérieux, et elle indique à merveille combien le métier d’abolitioniste est dangereux dans le sud.

Pour avoir une idée de l’esclavage, ce n’est donc point dans les villes du sud qu’il faut aller, ni même dans les états du sud-nord, où il est relativement modéré, mais dans les états de l’extrême sud et du sud-ouest, où il existe dans toute sa barbarie. Cependant, même dans les villes, le voyageur peut être témoin d’actes exceptionnels sans doute, mais qui indiquent ce que doit être l’esclavage là où les abus de pouvoir peuvent s’accomplir impunément et ne sont soumis à aucun contrôle public. Il est vrai que les coupables ont la ressource de rejeter leurs actes de violence sur le compte du tempérament ou d’une colère accidentelle. Voici quelques-uns de ces beaux traits dus à des nerfs trop irascibles et à un pouvoir trop peu restreint. Le propriétaire de Marshall-House à Savannah, M. Johnson, avait à son service un jeune nègre superbe, actif et intelligent, d’une conduite irréprochable, sauf un certain amour de la liberté (crime capital aux yeux d’un propriétaire d’esclaves), en vue de laquelle il entassait sou sur sou. Un jour de Noël, ayant bu un peu plus que de coutume, il eut le malheur de laisser tomber quelques gouttes de suif ou d’huile sur les vêtemens de la fille de son maître. Le lendemain, M. Johnson apprit l’accident, et, furieux, renversa John, le foula aux pieds avec rage, lui imprimant les talons de ses bottes ferrées sur la poitrine et le visage. Revenu à la raison et voyant le nègre étendu à terre sans connaissance, il se contenta d’appeler et de dire : « Je crois que j’ai tué John. — Tué John ! dit son interlocuteur, et pourquoi ? — Je l’ai corrigé un peu, pour s’être enivré et avoir taché la robe de miss C… » C’est cette même miss C…, digne fille d’un tel père, qui racontait ainsi les traitemens que l’on faisait subir aux nègres fugitifs à une personne qui croyait que les chiens chasseurs d’hommes étaient une fable abolitioniste : « Je vous assure que non, car papa possède vingt-cinq dogues pour faire la chasse aux nègres. J’ai vu souvent les nègres qui essaient de s’évader ramenés par les chiens, ayant dans la gueule des lambeaux de leur chair qui étaient si grands, qu’on aurait pu les faire frire. » Ces horribles paroles, sortant de la bouche d’une jeune fille et dites d’un son de voix musical, devaient laisser une fort agréable impression. Perrin Dandin eût trouvé dans cette miss C… une spectatrice empressée de la question, moins dédaigneuse que Mlle  Chicaneau, et toute prête à trouver que cela faisait toujours passer une heure ou deux.

Une certaine mistress Hamilton de Baltimore, dont M. Douglas