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Williams à s’enfermer dans une ville qu’il savait être dépourvue de vivres et de matériel de guerre, même de poudre, ou de la fermeté et du talent qu’il a déployés pour maintenir pendant si longtemps dans le devoir une population affamée à tel point, qu’à la fin du siège un chat se vendait plus de 20 francs, somme énorme à Kars, et que les habitans déterraient les chevaux morts pour en manger les restes putréfiés. Quant à la garnison, quant aux malheureux soldats, leur dévouement semble n’avoir connu de limites que celles des forces humaines. Décimés par le typhus, le scorbut et le choléra, ils étaient réduits par la faim à un état d’émaciation et d’affaiblissement tel qu’on avait fini par ne plus changer les postes pour leur épargner les fatigues d’une marche de quelques centaines de pas, qu’ils en avaient perdu la voix, que les sentinelles pouvaient à peine s’entendre entre elles. « Les joues creuses, les jambes tremblantes, dit à la date du 10 novembre le journal du docteur Sandwith, qui a été l’un des acteurs de ce drame lugubre et glorieux, ils sont encore fermes dans le devoir. Je les ai vus maintes et maintes fois veillant au milieu de la nuit sur leurs batteries, les uns debout appuyés sur leurs armes, les autres accroupis sur le talus du rempart, supportant sans se plaindre un froid aussi rigoureux que celui des régions polaires, à peine capables de répondre à l’appel de l’officier de ronde, et cependant accueillant toujours avec le même refrain de loyale et d’inébranlable fidélité les paroles d’encouragement ou de consolation qu’on pouvait leur adresser : Padishah sag ossoon, — longue vie au sultan! On eût dit que l’excès de la souffrance faisait éclater chez eux des accens de sacrifice et d’abnégation qu’on n’aurait peut-être pas entendus dans les jours de la prospérité. » Le sentiment du devoir était poussé si loin chez ces braves gens, qu’on en a vu tomber d’inanition auprès des dépôts de vivres confiés à leur garde; le jour de la reddition de la ville, il en mourut de faim plus de quatre-vingts. C’est la famine ou plutôt ce sont les auteurs de cette famine qui les ont trahis, et plusieurs de ces grands coupables jouissent impunément à Constantinople du fruit de leurs exactions.

J’emprunte ces détails au livre que le docteur Sandwith vient de publier sur le siège de Kars, et je les cite avec quelque empressement, car ils prouvent la vérité de ce que je disais ici même l’année dernière, à savoir que si dans les hautes sphères administratives du gouvernement ottoman règne la corruption la plus affligeante, le peuple turc lui-même a des vertus réelles, et qu’il est bien loin de mériter toutes les calomnies qu’on cherche à répandre sur lui. Le docteur Sandwith nous fournit à ce sujet de précieuses indications. Chargé en chef du service médical, il a eu sous ses ordres un certain nombre de médecins formés à l’école de Galata-Seraï à Constantinople, et voici le témoignage qu’il rend sur leur compte :