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dans cet antagonisme du ciel et de la terre le sujet d’un livre curieux. Pour nous, dans ces pages rapides, nous voudrions recueillir l’idée fondamentale de la Cité de Dieu, en suivre les applications dans l’histoire et à notre époque, enfin la juger d’après les principes d’une sévère philosophie.


I.

Ce qui a inspiré l’œuvre de saint Augustin, c’est l’idée antique de la cité et de la patrie, qui était l’âme de la civilisation des anciens, et autour de laquelle venaient se grouper la religion, la poésie, l’éloquence, tout l’ordre intellectuel et moral. D’abord il y avait eu autant de cités que de villes, puis une seule cité avait absorbé toutes les autres en les associant peu à peu à la jouissance de ses propres droits, puis elle était tombée elle-même sous le joug, et à l’ancienne idée de la cité avait succédé l’idée de l’empire, cette unité imposante qui remplissait d’orgueil tous ceux qu’elle enchaînait dans un même joug, et confondait de respect ceux mêmes qui se présentaient pour l’ébranler; mais ce vaste corps avait toujours une tête, la ville par excellence, Rome, la cité éternelle.

Tels étaient les grands souvenirs, les puissantes traditions, les croyances enracinées que les invasions des Barbares vinrent renverser dans le temps même du triomphe du christianisme. De là vient que les Romains, pour qui l’unité et la perpétuité de leur empire étaient une sorte de religion, confondaient dans leur esprit la chute de l’empire avec l’avènement du Christ. De là ces plaintes, ces récriminations qui enflammèrent le zèle de saint Augustin, et comme la source de toutes ces plaintes était ce grand prestige de la cité terrestre, ce fut contre elle qu’il tourna ses attaques, et sur les ruines de cette cité tombant de toutes parts en poussière il établit les fondations d’une cité plus vaste, qui, sans distinction de mœurs et de patrie, embrassait tous ceux qui croient le même Dieu.

Le livre de saint Augustin est un réquisitoire éloquent et passionné contre la cité de la terre. Il l’appelle la cité du mal, la cité du diable; il lui donne Caïn pour fondateur. Abel au contraire est le fondateur de la cité du ciel. Caïn bâtit une ville, mais Abel n’en bâtit pas : il était étranger ici-bas; la cité du ciel n’a pas de royaume sur la terre; les citoyens qu’elle enfante vivent en pèlerins, mêlés aux enfans de la cité terrestre, et attendent leur royaume, qui est en haut. Comme toutes les grandeurs du monde ancien et de la cité terrestre s’étaient en quelque sorte résumées dans une seule ville, c’est cette ville, c’est la Rome païenne qui devient la grande ennemie. Sans doute saint Augustin reconnaît quelques vertus au peuple romain, mais il fait surtout avec complaisance l’histoire de ses crimes.