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M. Villemain a dit ingénieusement que la Cité de Dieu, c’est l’oraison funèbre de l’empire romain; mais c’est une oraison funèbre qui, contre l’ordinaire, ne flatte point son héros. Que l’on compare aux chapitres de saint Augustin sur les Romains ceux du Discours sur l’histoire universelle, inspiré également par la pensée chrétienne. Quelle prodigieuse différence ! Ici un étalage envenimé des horreurs que peut présenter l’histoire romaine, comme toutes les histoires; là une étude intelligente, sérieuse, sympathique, des qualités qui ont fait du peuple romain le premier peuple de l’univers; ici un mépris exagéré de la gloire humaine, qui, pris à la lettre, transformerait le monde en un immense couvent; là une admiration éclairée de la grandeur de Rome; ici le jugement, je ne dirai pas d’un évêque, mais d’un moine contemplatif et désabusé; là le jugement d’un philosophe, d’un historien, d’un politique.

Ennemi de Rome dans le passé, il n’est point étonnant que saint Augustin se montre peu soucieux de son triste présent, de son obscur avenir. Cette catastrophe de la prise de Rome, qui devait faire rougir de honte et accabler de chagrin quiconque conservait encore la moindre fidélité au nom romain, lui inspire sans doute une certaine commisération pour les malheurs individuels qu’elle a entraînés; mais il n’a pas un mot d’émotion, de regrets, de tristesse pour Rome elle-même, cette noble victime, occupée par les Barbares sans qu’il paraisse un Camille ou un Manlius pour la délivrer, ni pour la civilisation magnifique qui reposait depuis des siècles sous les ailes de cette mère puissante et respectée. Que cette civilisation s’éteigne sous les coups des Barbares, que cet admirable système de lois qui faisait la gloire de Rome soit remplacé par des lois grossières, que les lettres, les sciences, la philosophie soient englouties pour des siècles, que les dernières illusions de la patrie s’évanouissent avec les dernières illusions de la liberté, rien de tout cela ne trouble l’esprit de saint Augustin. Pourvu que la cité sainte poursuive son pèlerinage à travers les accidens d’ici-bas, pourvu qu’elle ne perde point de vue son éternel royaume, qu’importent les destinées de la cité de la terre, qui n’est habitée que par des corps?

Ce mépris exagéré de la cité terrestre devait avoir des conséquences que saint Augustin lui-même n’entrevoyait pas. Il nous représente la cité de Dieu comme étrangère et voyageuse ici-bas, ne demandant que la paix et la sécurité, et ne prétendant qu’à la royauté du ciel; mais dans cette dissolution universelle, la cité de Dieu, c’est-à-dire l’église, seule en possession d’une idée morale et d’une forte organisation, étendit peu à peu son empire, transforma insensiblement la société politique et civile à son image, d’abord par la persuasion, et bientôt par l’autorité. Elle prit même des assises dans la cité de la terre; elle eut des biens, elle eut des soldats, et