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aspira ouvertement à l’héritage de l’empire romain. Lorsqu’on lui disait « qu’elle n’était pas venue pour être servie, mais pour servir, que son royaume n’est pas de ce monde, que les princes de la terre dominent sur les nations, mais qu’il n’en est point ainsi parmi les enfans de Dieu, qu’elle n’a point été établie pour faire des partages, et qu’enfin il faut rendre à César ce qui est à César, » elle répondait « qu’il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, qu’elle était établie pour lier et pour délier, et que, puisqu’elle jugeait les anges, elle pouvait bien juger aussi les choses séculières. » Enfin elle prétendait avoir reçu pleins pouvoirs de Jésus-Christ, le représenter spirituellement et temporellement dans toute l’étendue de sa puissance.

Voilà l’histoire du moyen âge. D’un côté, la cité de la terre, esclave de la force et de la barbarie, presque sans arts, sans lettres, sans industrie, mais déjà animée d’un vague instinct d’indépendance et chaque jour plus éclairée sur ses droits; de l’autre, la cité du ciel, seule armée d’une force morale et civilisatrice, seule possédant la science, inspirant l’art et la poésie, mais étreignant la cité de la terre dans le cercle d’un système immobile.

C’est au XVe et au XVIe siècle que le drame se dénoue à l’avantage de la cité de la terre. Trois ou quatre faits considérables signalent cette révolution : les grandes découvertes des navigateurs, l’établissement des monarchies modernes, la renaissance, la réforme.

D’abord la cité de la terre apprend à reconnaître son empire : avec Colomb, elle découvre un nouveau continent; avec Copernic et Galilée, elle connaît la route qu’elle suit dans l’espace. La boussole et le télescope lui donnent le moyen de se guider dans ses propres domaines ou de pénétrer dans les mondes qui l’environnent; par l’industrie enfin, aidée de la science, elle devient la maîtresse de la nature. La politique de son côté, après avoir lutté pendant le moyen âge contre la théocratie, réussit enfin à fonder les états modernes hors de la suprématie de Rome; mais, comme toutes les révolutions, cette séparation de la politique et de la religion eut ses excès, car elle se fit aux dépens de la morale. La politique de Machiavel remplaça pour un temps celle de Grégoire VII et d’Innocent III. Qu’est-ce encore que ce grand mouvement de pensée, d’imagination, d’art et d’érudition que l’on appelle la renaissance? C’est la résurrection de l’esprit païen, je n’entends pas de l’idolâtrie païenne, mais de ce génie libre du beau et du vrai, qui n’obéit pas à un symbole, et puise ses inspirations dans les sentimens généraux et universels de l’humanité. Dante, voilà le poète de la cité du ciel; le Tasse et l’Arioste, voilà les poètes de la cité de la terre; saint Thomas est le philosophe de l’une, Montaigne et Bacon sont les philosophes de l’autre; d’un côté Cimabué et Giotto, de l’autre Raphaël et le Corrège.