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lité périsse quand il est possible de la faire durer : question qui peut bien être posée et qui mérite assurérement qu’on y réponde. Tous les jours les hommes admirent le mécanisme d’une machine, surtout si elle est nouvellement découverte. Rien n’égale à cet égard l’étonnement, la reconnaissance, l’admiration qu’ils font paraître, et celui qui détruirait l’une de ces inventions, ils le traiteraient avec raison de barbare. Qu’est-ce donc qu’une nationalité, si ce n’est une mécanique divine sortie des mains du grand ouvrier ? Qu’est-ce encore, sinon un système d’aptitudes, de ressorts tout moraux, de fonctions intellectuelles, de forces vives qui ne peuvent se montrer que là ? Mettre la main sur un de ces systèmes, le détruire ou le laisser détruire parce qu’il n’a pas encore fourni tout ce qu’il peut fournir, c’est rentrer en pleine barbarie ; car ce qui distingue la barbarie de la civilisation, c’est uniquement que la première détruit en germe les forces vives de la société humaine, et que l’autre les conserve. Sur cette règle, jugez de tout le passé. Vous verrez que plus les nations sont barbares, plus elles ont la vertu d’étouffer autour d’elles les germes nationaux ; au contraire, plus elles sont civilisées, plus elles les conservent. Vous aurez là une échelle infaillible entre les différens peuples. Dans l’antiquité, les Grecs n’ont presque rien détruit, ils ont été les plus civilisés de tous ; les Romains, qui l’étaient moins, ont beaucoup plus détruit. Alexandre a tout laissé subsister en Orient ; c’est sa supériorité sur César.

Le moyen âge a eu la vertu de détruire beaucoup plus que l’époque moderne, et, dans ces derniers temps, la Russie a la vertu de la destruction au plus haut degré ; elle l’a plus que l’Autriche, l’Autriche plus que l’Angleterre, l’Angleterre plus que la France, qui, dans les temps modernes, n’a pas extirpé, que je sache, une seule langue, une seule vie nationale.

Quand la question est gagnée pour les Roumains dans la science, dans l’histoire, la tradition, les lettres, cette même question sera-t-elle ruinée dans la politique et la réalité ? N’aurons-nous retrouvé un monde perdu que pour le perdre encore ? Ne dites pas qu’après tout, si la nationalité des Roumains périssait, les facultés de ce peuple se développeraient sous une domination étrangère, que ce qu’il y a de bon en lui survivrait sous une autre forme. Autant de mots, autant de sophismes. Un peuple de moins dans le monde, c’est un rapt fait à la nature humaine. La civilisation n’est pas seulement le trafic, elle a aussi pour but de conserver les individus, hommes ou nations. Celle qui en conservera le plus sera la plus élevée. L’idée d’humanité, qui a fait jusqu’ici l’honneur de notre siècle, en deviendrait le fléau, si elle devait servir à couvrir de ce beau nom l’anéantissement de l’homme au profit de l’espèce.