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sines, des milliers de tentes brunes se détachaient sur la verdure. De magnifiques chèvres, des moutons gigantesques, des chevaux ardens et superbes formaient au pied des grands arbres des groupes pittoresques. Partout régnait une exubérante et joyeuse activités Dans les montagnes d’Orient, la vie des populations est pleine d’imprévu comme la nature elle-même.

À l’époque où Méhémed-Bey conduisait son escorte vers la montagne de Bagendur, il n’y avait ni tentes ni habitans dans les vallées qu’elle domine. La Porte avait, on le sait, défendu aux Kurdes de mener leurs troupeaux dans leurs anciens pâturages. Méhémed s’inquiétait peu cependant d’être ainsi privé du concours de ses compagnons. Il savait que sous le sol même qu’il foulait étaient creusées d’immenses cavernes dont il connaissait les détours et les issues. Il avait donc projeté une évasion que la confiance de ses gardiens rendait facile, et dès qu’on eut atteint le premier étage de la montagne, dès qu’on fut entré dans les épaisses forêts dont j’ai parlé, Méhémed jeta à Habibé un coup d’œil qui annonçait la résolution et la confiance. La nuit approchait, la marche de l’escorte s’était ralentie, on mourait de soif, et l’officier avait parlé de faire halte : Méhémed offrit de le conduire, lui et sa troupe, dans un endroit abrité, au bord d’une source qu’il connaissait bien. L’officier accepta, et l’on s’enfonça dans la forêt. Bientôt le bruit d’une source vint prouver aux soldats que Méhémed ne les avait pas trompés. Dès lors leur reconnaissance pour le prisonnier, devenu leur guide, ne connut plus de bornes. Méhémed n’eut qu’un mot à dire pour qu’ils s’empressassent de dresser à Habibé, au pied d’un arbre désigné par lui, un lit de branchages sur lequel les membres les plus délicats pouvaient reposer sans craindre ni crampes ni rhumatismes. Quant à Méhémed, on le laissa s’établir près de cette couche improvisée, et non loin de là le cheval qui avait porté la jeune compagne du bey fut attaché à un piquet. Après avoir ainsi veillé à l’installation de ses prisonniers, après avoir placé deux sentinelles à quelques pas du bey, l’officier crut avoir satisfait à tous ses devoirs. Aussi ne tarda-t-il pas à s’endormir, donnant à ses soldats un exemple qu’ils s’empressèrent de suivre, y compris les deux sentinelles, d’origine albanaise et par conséquent assez peu soucieuses de la discipline.

Méhémed cependant, étendu sur le gazon près du lit d’Habibé, observait attentivement ce qui se passait autour de lui. Quand il se fut assuré qu’aucun de ses gardiens n’avait les yeux ouverts, il se leva et reconnut qu’Habibé ne dormait pas plus que lui. — L’arbre au pied duquel tu es couchée, lui dit-il alors, est creux à l’intérieur et communique, au moyen d’une trappe, à un souterrain très spacieux. Je vais monter sur cet arbre, dont les branches sont dispo-