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aux applaudissemens des sages du temps, chacune de ces colonnes vivantes, l’édifice tomba par terre, et les sages de nos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de si grandes ruines !

Concluons de là que s’il est vraiment aujourd’hui des hommes qui désirent que la société humaine change de face, ceux-là doivent désirer que les formes nationales disparaissent par degrés ; où vous en détruisez une, vous détruisez un des piliers de la voûte. Au contraire, ceux qui sont attachés à l’ordre de civilisation que nous connaissons se trompent quand ils applaudissent à la chute d’une nation ou à l’extinction d’une race d’hommes ; car, pour que la barbarie s’étende sur une contrée, il ne faut pas croire qu’il soit absolument nécessaire d’y ouvrir la porte à des hordes ennemies, et ce serait se rassurer à tort de s’imaginer que désormais les déserts sont vides, que les barbares y ont tari. Le meilleur des hommes porte toujours en lui son barbare, qui ne demande que l’occasion d’apparaître. Si vous ôtez à la vie civile tout ce qui en fait la noblesse, l’honneur, la grandeur, avec l’idée de patrie et de famille humaine, vous déchaînez en chaque homme le Vandale ou le Hun, c’est-à-dire l’individu qui, sans être retenu par aucune idée sociale, cherche à satisfaire en toute chose sa volonté effrénée, genre de vandalisme qui est le pire de tous, puisque aucun héroïsme ne s’y joint et qu’il n’en peut rien sortir. Otez à une terre toute chance d’avenir, elle enfante d’elle-même la barbarie comme les ronces ; cela s’est vu déjà dans les pays dont je viens de parler, en Moldavie, en Valachie, où pendant les deux derniers siècles, sans invasions, sans établissemens étrangers, le pays recula de mille années, jusqu’aux confins de l’époque mérovingienne, par la seule raison que tout espoir, toute carrière légitime, toute espèce de but élevé ayant été ravi aux hommes, ils se trouvèrent rejetés dans la barbarie par la société même.

Tels sont les principes sur lesquels doit s’appuyer, selon moi, la régénération des Roumains. Puissent-ils reconnaître dans ces vues un pressentiment éclairé de leur avenir ! Puissent surtout ces idées entrer dans l’esprit d’un homme qui se trouve en état de les mettre en pratique ! Je n’ai rien dit qui ne soit fondé, non sur des opinions, mais sur des faits. J’ai réduit les réformes essentielles aux proportions les plus étroites, au-dessous desquelles le progrès est impossible. Il resterait à examiner l’intérêt de chaque gouvernement dans l’œuvre de régénération, ce que l’on peut attendre ou craindre des protecteurs en particulier ; mais à mesure que ce nouvel horizon s’ouvre, il se ferme pour moi, et je m’arrête.

Edgar Quinet.