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d’un territoire immense et désert où elle appelle l’émigration de toutes les parties du monde, elle se livre à une ardeur d’envahissement sans bornes, semblable à ces propriétaires malavisés qui dépensent à s’arrondir et à étendre leurs domaines des capitaux qui devraient féconder, par une culture plus intense, ce qu’ils possèdent déjà. Dans l’ordre moral, elle a posé en principe une confiance illimitée en la raison humaine et dans l’inspiration individuelle ; toutes les sectes religieuses ont été abandonnées à leur force propre et au zèle de leurs partisans ; aucun culte n’est subventionné ni même reconnu par l’état, exemple unique dans l’histoire de tous les peuples. En est-il résulté un grand essor de l’intelligence ? Ni la philosophie n’y a gagné, ni l’art n’y a trouvé la moindre inspiration ; la croyance, réduite en poussière, est surmontée par l’avidité du bien-être matériel, elle se glace peu à peu dans la sécheresse métaphysique de l’unitarisme, et si quelque initiative dogmatique vient émouvoir la multitude, c’est par des extravagances monstrueuses, des superstitions absurdes, telles que l’église immonde des mormons. Dans l’ordre politique, l’égalité des hommes a été proclamée comme base absolue et comme prérogative spéciale de cette république. Seule au monde, elle prétend suivre ce principe jusqu’au bout, et voici qu’aujourd’hui non-seulement le maintien, mais l’extension et la consécration de l’esclavage est devenu le pivot de tout son mouvement politique ; cette question si honteuse agite les élections, absorbe la presse, et flotte comme un drapeau à la tête d’un parti, et ce parti qui veut éterniser l’esclavage de toute une race d’hommes, est le parti prépondérant ! Au dedans, il s’empare de l’administration ; au dehors il fait des conquêtes de territoires uniquement parce que l’esclavage y peut être légal, afin que ce crime soit représenté au congrès par quelques membres de plus, que la majorité lui soit assurée à toujours, et qu’il devienne le palladium du sanctuaire de l’égalité ! Et pour arriver à ce but, ce parti ne craint pas de favoriser des agressions qui ne touchent pas seulement des voisins faibles, mais qui provoquent jusqu’à un certain point les intérêts, les idées, et l’honneur même des nations européennes, de sorte que, dans des circonstances données, une guerre, quelle qu’en fût la cause ou le prétexte, pourrait prendre le caractère d’une croisade monarchique pour les droits de l’homme contre une république qui les méconnaît et qui les opprime ! Si ces contradictions fondamentales, si cette anarchie intime n’est pas grosse de quelque discorde extérieure, si ce trouble des principes ne tend pas à se manifester dans les événemens, il faut dire que l’Amérique est un monde à part, où le fait n’a aucun lien avec la pensée, et cette situation serait plus triste encore que les révolutions auxquelles elle permettrait d’échapper.