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Quoi qu’il en soit, cette situation inouïe des Américains, qui les pousse, avec une force proportionnelle à leur énergie native, dans une direction contraire non-seulement aux principes de leurs fondateurs, mais à la foi la plus universelle des peuples modernes, n’ébranle aucunement leur orgueil national. Bien loin de là, ils se proposent comme modèles à l’Europe, non-seulement pour l’activité laborieuse et le génie ardent de la spéculation, mais pour la puissance morale ; ils se considèrent comme un peuple prédestiné à élever partout la dignité humaine et à nous initier aux grandes choses de l’avenir. « On a proposé un prix à Paris, dit l’un des historiens les plus célèbres des États-Unis, sur la question de l’influence probable du Nouveau-Monde sur l’ancien ; mais aucun des concurrens n’en a trouvé la solution vraie. Ils l’ont cherchée dans le commerce, dans les mines, dans les productions naturelles ; ils auraient dû la chercher dans les révolutions, comme conséquences de la puissance morale. Les colons grecs fondèrent des cités libres et prospères, et dès le siècle suivant chaque métropole, enviant le bonheur de ses filles, imitait leurs institutions et chassait les rois. Les colons américains ont construit leurs institutions sur la liberté populaire, et ont aussi proposé un exemple aux nations. Ces bannis plébéiens, ces émigrans anglo-saxons étaient l’espérance du monde[1]. » Ainsi parle Bancroft ; mais ces prétentions à réagir sur l’Europe par les idées ne sont pas nouvelles, les puritains du XVIIE siècle les exprimaient déjà, ils comptaient déjà renvoyer à l’Europe leurs principes démocratiques et religieux et faire crouler à distance ses vieilles institutions, comme les murs de Jéricho tombant au bruit des trompettes de Josué. « Nous sommes, disait Norton, comme les Parthes ; nos flèches blessent surtout quand nous fuyons. » Et avec leur emphase biblique ils fulminaient, de leur bord de l’Océan, des prophéties contre leur ancienne patrie, « comme Joathan du haut du mont Garizim avait lancé son apologue menaçant contre l’iniquité de ses frères. »

D’où a pu venir aux Américains cette confiance extrême en une vocation particulière, cette conviction, si bizarre en présence de leurs faits actuels, qu’ils sont comme un peuple choisi par la Providence pour régénérer les nations ? Elle est provenue d’un faux enseignement historique, longtemps seul répandu parmi eux. Ils s’étaient habitués à considérer leur république comme une création de l’intelligence, comme l’expression d’une théorie de liberté rationnelle et d’égalité morale conçue et réalisée par leurs ancêtres. On comprend en effet que, lorsqu’une nation se fonde dans une fermentation à la

  1. Bancroft, History of the United-States, t. II