Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient chacun deux portions ou vingt-quatre mille acres. Ces domaines du landgrave et des caciques s’appelaient baronnies ; également héréditaires et indivisibles, ils ne pouvaient être cumulés, ils étaient attachés à la dignité. Ainsi l’homme valait selon sa terre, comme dans le pur droit féodal. Ces barons devaient aussi toujours rester trois, ni plus ni moins, et à la fin du siècle courant leurs possessions deviendraient, comme celles des seigneurs, inaliénables et fixées à jamais dans leurs familles.

Les vingt-quatre dernières portions étaient appelées colonies, et partagées entre les francs-tenanciers ; mais ceux des francs-tenanciers qui parvenaient à acquérir trois mille acres pouvaient faire ériger leurs domaines en manoirs et devenaient lords de manoirs ; c’était une sorte de fief, dès-lors indivisible comme les baronnies et les seigneuries, et possédé par une noblesse inférieure et vassale. En même temps, toutes ces terres, — seigneuries, baronnies et manoirs, — révisées en fermes de dix acres, étaient exploitées par des cultivateurs à peu près serfs, appelés leet-men, attachés à la glèbe, et payant un huitième du produit brut comme rente de la terre. Ce servage était également héréditaire : « Tous les enfans des leet-men seront leet-men, disait la loi, et ainsi jusqu’à la dernière génération[1]. » Enfin, pour compléter ce bel ensemble, au-dessous du servage de la glèbe, on admettait comme une chose toute simple l’esclavage personnel des noirs. Ainsi les hommes étaient parqués à dessein, systématiquement et philosophiquement, dans des castes infranchissables, et tout était prévu pour que cette séparation fût éternelle et, formât des races, peut-être des espèces, comme dans les classifications de l’histoire naturelle !

Sur les serfs de la glèbe et sur les esclaves nègres, les seigneurs, landgraves, caciques et lords de manoirs avaient, dans l’étendue de leurs domaines, haute et basse justice, juridiction civile et criminelle sans appel ; mais de peur que l’esprit de cette législation ne s’altérât par des interprétations, il fut défendu d’écrire sur les constitutions, lois et coutumes de l’état. Ainsi point de jurisprudence, aucun précédent, aucune décision qui pût éclairer, la conscience ou fixer l’opinion du juge. La jurisprudence en effet, et ce fut là de tout temps sa profonde utilité, non-seulement éclaircit les difficultés, mais assouplit la raideur de la loi écrite et l’approprie insensiblement aux besoins des choses nouvelles : c’est l’esprit qui, en fécondant la lettre, la transforme. Or c’est ce qu’on ne voulait pas, car cette société était ainsi formée, disait la constitution, « pour durer à jamais. » Tout était d’ailleurs réglé pour l’immobilité ; une cour

  1. « All the children of the leet-men shall be leet-men, and so to all générations. »