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qui se fait jour à toutes les époques d’ébranlement intellectuel. Sous les formes de Descartes, c’est le système de Spinoza ; sous les formes de Kant, c’est le système de Hegel.

Les déclamations de certains écrivains de nos jours contre Hegel rappellent trait pour trait celles qui s’élevèrent contre Spinoza. Hegel n’est pas un philosophe, c’est un sophiste. Hegel n’a pas seulement des erreurs dans l’esprit, il a un vice dans le cœur ; c’est un méchant. Il ne reste plus qu’à représenter Hegel sous les traits du diable, à mettre dans sa main des serpens et à écrire au-dessous : Hegel, prince des athées, portant sur son visage le signe de la réprobation.

Ces injures, ces malédictions détruisent-elles l’hégélianisme ? Pas plus qu’elles n’ont détruit le spinozisme. Que faut-il donc opposer à Hegel ? Une bonne réfutation, rien de plus ; mais pour cela il faut prendre la peine de l’étudier et de le comprendre.

Hegel est aussi obscur, quand on le sépare de Kant, que Spinoza isolé de Descartes ; il faut donc remonter à Kant. Grâce à Dieu, le père de la philosophie allemande commence à être un peu connu parmi nous. On a pu lire en français depuis déjà vingt ans la Critique de la Raison pure, le chef-d’œuvre du philosophe de Kœnigsberg, et on peut ajouter un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. M. Barni a donné plus récemment la Critique de la Raison pratique, qui contient une morale d’une profondeur et d’une pureté admirables, puis est venue la Critique du Jugement ; voici enfin la Doctrine du Droit et la Doctrine de la Vertu, complémens nécessaires du système moral de Kant, tout cela traduit dans un esprit d’exactitude intelligente et accompagné de commentaires étendus, pleins de raison, de lumière et de sens.

Quand on embrasse d’un esprit libre l’imposant et majestueux ensemble de l’œuvre de Kant, on ne peut s’empêcher de saluer en lui un des métaphysiciens les plus profonds et un des plus grands moralistes qui aient existé. Je sais qu’il a trop douté, je sais que sa dialectique impitoyable et ses subtiles antinomies ont profondément troublé un grand nombre d’esprits ; mais quoi ! la philosophie est-elle à l’usage des âmes timides ? A-t-elle un dogme précis et définitif qu’il ne faille qu’apprendre par cœur ? Non, la philosophie n’est écrite nulle part ; c’est à chacun de se la faire, et à ce prix seul on est philosophe.

Hegel est infiniment moins connu que son maître, et il faut convenir qu’il y a bien de sa faute. C’est un génie sévère et subtil ; mais quelle étendue, quelle vigueur, quel enchaînement, quel puissant et gigantesque effort pour comprendre, embrasser et unir toutes choses ! On n’a encore publié en France que des esquisses de l’hégélianisme, et l’histoire générale de M. Wilm, suffisante pour une vue d’ensemble, ne peut servir de base à une discussion approfondie. Nous