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bouche et colportée partout. On plaignit cette belle et intelligente fille, à qui la pauvreté était réservée et qui la portait si dignement. On lui témoigna une sympathie plus vive, et un blâme s’éleva contre Mme de Fougerolles, qui ne songeait pas à son établissement.

En peu de mois, Alexandrine devint l’âme et le lien du salon de Mme de Fougerolles. On la voyait d’autant mieux qu’elle s’effaçait davantage. Son éloge était dans toutes les bouches, et il en arrivait chaque jour quelque chose aux oreilles de M. de Mauvezin ; mais cette conduite si sévèrement observée entretenait une lutte sourde entre Mlle du Rosier et Mme de Fougerolles. La protectrice se sentait vaincue et comme abaissée par le superbe dédain et le renoncement de celle qu’elle avait recueillie. L’irritation se faisait jour quelquefois, et on pouvait prévoir qu’il y aurait entre ces deux natures si peu semblables un choc qui serait d’autant plus violent, qu’il était attendu par l’une et par l’autre, et peut-être désiré par toutes deux. Mme de Fougerolles voulait faire acte d’autorité et rétablir sa domination ébranlée. Mlle du Rosier voulait maintenir sa supériorité et l’asseoir définitivement. Elles s’observaient silencieusement comme deux ennemies. Cependant Alexandrine, qui savait déjà toute la force qu’il y a dans la patience, montrait en toutes choses la même prévenance et la même égalité d’humeur. Elle dédaignait les escarmouches, et tenait ses forces en réserve pour un jour de bataille. Vers la fin de la saison, après Pâques, Mme de Fougerolles, que des accès de vanité plus fréquens que d’habitude avaient poussée à certaines dépenses, voulut voir ses comptes. Il lui était arrivé ces jours-là une perte d’argent à laquelle elle avait été très sensible, et son caractère s’en ressentait. Jamais elle n’avait si bien et si justement rappelé ce mot d’un métayer de La Bertoche, qui disait de Mme de Fougerolles qu’elle était comme la bise, âpre et violente.

À peine les livres furent-ils sur la table, qu’elle se mit a les feuilleter. De petites exclamations sèches et brèves témoignaient de son humeur. Mlle du Rosier avait pris un ouvrage de couture et s’était mise au coin du feu. Elle prévoyait que l’orage allait éclater.

Tout à coup Mme de Fougerolles posa l’ongle sur un article qu’on voyait au milieu d’une page, et comme elle l’avait fait une fois au sujet de la note du parfumeur :

— Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-elle.

Mlle du Rosier se pencha sur le livre.

— C’est une somme de dix francs que j’ai accordée en supplément à Catherine, dit-elle ; la pauvre fille a été obligée de passer deux nuits. L’ouvrage était plus considérable qu’elle ne l’avait cru d’abord.

— Tant pis pour elle. Elle s’en était chargée pour trente francs. On ne lui devait que trente francs, rien de plus.