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Rosier le laissa s’engager dans une voie où elle ne faisait rien pour le pousser, mais où elle se promettait bien de le retenir.

À l’époque où Mlle  du Rosier s’était rendue au château de La Bertoche, elle avait pris l’habitude d’écrire sur un cahier, et presque chaque soir, les petits faits qui avaient laissé leur trace dans son esprit. Elle se confessait elle-même, en quelque sorte, la plume à la main. Quelques lignes de ce journal donneront une idée de ce qu’elle éprouvait au moment où, maîtresse de l’hôtel à côté de Mme  de Fougerolles, M. de Mauvezin l’entourait de soins nouveaux.

« Mardi, 11 avril.     

« M. de Mauvezin est venu hier, comme nous sortions de table. La soirée était tiède. Il nous a proposé de faire un tour dans le jardin. Ma tante, qui n’aime guère à marcher, s’est assise sur un banc au pied d’un marronnier déjà vert. Nous sommes restés seuls, M. de Mauvezin et moi. Il m’a pris le bras et m’a entraînée vers une pièce d’eau. Il m’a semblé qu’il pressait mon bras en marchant. Cet homme n’a pas d’entrailles. Il m’a demandé si Louise ne se mariait pas. — Pas plus que moi, lui ai-je répondu. — Oh ! si vous vouliez ! m’a-t-il dit. La phrase était à la fois sotte et menteuse. Je l’ai regardé, et il n’a pas baissé les yeux. Il y a de l’audace à pousser si loin l’oubli du passé, cela devient presque de l’héroïsme. Si M. de Mauvezin voyait alors ce qui se passe dans mon cœur, il aurait peur… Comment le verrait-il ? Je ne laisse plus rien paraître sur mon visage. Je démêle à peu près les motifs qui font agir cet homme ; mais c’est lui qui mordra à l’hameçon qu’il me tend. Tandis que nous nous promenions, n’a-t-il pas osé me parler de Moulins et du temps où nous nous rencontrions au bal ! Le courage n’irait pas si loin, si la bêtise ne lui venait en aide ! »

« Vendredi, 14 avril.     

« Il y a des heures où mon cœur se gonfle tant qu’il pense éclater. Ce matin, à propos d’un grand mariage dont on s’occupe beaucoup dans notre monde, on a parlé de celui de M. de Mauvezin. Je me suis regardée dans une glace qui était en face de moi ;… sauf un peu de pâleur, on ne voyait rien. — Et quelle est la femme qu’il épouse ? a demandé quelqu’un. — Je ne sais pas qui elle est, a répondu ma tante ; mais je sais ce qu’elle a, cent mille écus le jour de la signature du contrat, et le double plus tard. Si elle n’avait rien, elle n’épouserait rien. — Comme moi, ai-je dit. Ma tante s’est levée. Après le déjeuner, elle m’a priée de me mettre au piano. J’ai joué pendant deux heures. Jamais mes doigts n’ont été plus agiles, mais je ne m’entendais pas. Ma tante m’a complimentée. Quand je me suis trouvée seule chez moi, j’ai failli crier. J’étouffais. Tout perdre en un