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et les Turcs ne répondirent à leur canonnade que par l’artillerie qu’ils avaient dans l’île située en face de Turtukaï. Quand les Russes furent à soixante pas des parapets, les Turcs les reçurent avec la mitraille et la fusillade la mieux nourrie. Les chasseurs ne visaient que les officiers. Le choc fut terrible. Au bout de dix minutes, tous les colonels et tous les majors russes étaient tués ou blessés, et l’effectif des officiers du tsar réduit à tel point, que le régiment de hulans était hors de combat. Le général Ochterlone, Écossais d’origine, racontant cette affaire quelques jours plus tard au consul-général d’Angleterre à Bucharest, avouait que pendant dix minutes la stupéfaction de ses troupes avait rendu tout commandement impossible, et qu’il regardait comme un miracle d’être revenu sans blessure. Les Russes laissèrent près de quatre mille hommes morts ou blessés sur le champ de bataille. L’état-major russe, frappé de consternation, porta à quarante mille hommes l’effectif de l’armée turque à Oltenitza ; on craignit même un moment de voir Omer-Pacha à Bucharest, où rien n’aurait pu l’empêcher de faire une pointe. Les ministres valaques (le prince était parti) vinrent trouver le consul-général de France et le prier de leur prêter son appui et sa protection auprès du serdar dans le cas où il entrerait à Bucharest : ils se reconnaissaient coupables envers le sultan et redoutaient la colère du vainqueur. La plus grande confusion régnait dans les ordres du prince Gortchakof. Ce désastre refroidit l’enthousiasme des soldats russes et tempéra la jactance de leurs officiers[1]. Telle était l’étrange confiance des troupes du tsar dans leur fortune, qu’après cinq mois de séjour à Bucharest, rien n’était préparé dans les hôpitaux pour le traitement des hommes atteints par le fer de l’ennemi. La charpie, les bandages, les objets les plus nécessaires manquaient entièrement, et les malheureux blessés restèrent abandonnés pendant quatre ou cinq jours avant de recevoir les premiers soins ; il n’y eut pas même d’exception pour les officiers, dont quelques-uns se plaignirent amèrement[2]. La population de Bucharest, à l’exception de quelques grands fonctionnaires et de l’entourage de l’hospodar, salua avec bonheur le triomphe des Turcs.

À la suite de la retraite d’Oltenitza, le prince Gortchakof donna ordre au général Osten-Sacken, qui commandait le troisième corps d’armée, réparti dans la Bessarabie et dans la Russie méridionale, de

  1. C’est à la suite du combat d’Oltenitza que les officiers russes revêtirent, les jours de bataille, la capote de soldat.
  2. Les Polonais surtout, qui étaient en grand nombre dans la cavalerie russe, murmuraient hautement. « On nous fait tuer, disaient-ils, pour rendre le saint-sépulcre aux Grecs ; mais l’empereur devrait d’abord nous rendre nos églises et nos couvens, dont on a fait des granges et des magasins. »