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provençale, — ces dialectes, qui étaient le produit de l’instinct populaire et une simplification de la langue latine, sont plus compliqués et plus remplis d’artifices que les langues modernes arrivées à leur complet épanouissement. Le même phénomène s’est également produit dans la civilisation particulière de chaque peuple, dont la langue littéraire est le résultat d’un long travail d’épuration entre les différens dialectes qui l’ont précédée, et qu’elle n’a pu s’assimiler qu’en les simplifiant. Tel est encore une fois le procédé de l’esprit humain dans la formation des langues, qui semblent perdre en variété de formes et de modes ce qu’elles gagnent en clarté, et ne devenir un instrument de l’idée générale qu’aux dépens de l’imagination, dont elles réfléchissent d’abord les aperçus divers et l’enchantement matinal.

— Monsieur l’abbé, interrompit le comte de Narbal avec une parfaite courtoisie, voulez-vous me permettre d’appuyer vos savantes considérations d’un exemple, tiré de l’histoire de mon pays, qui prouvera combien vous avez pénétré avant dans la nature des choses ? La langue française du XVIe siècle, de cette grande époque d’individualités puissantes, de discordes civiles et de rénovation sociale, où la monarchie eut tant de peine à triompher des nombreux intérêts et des passions anarchiques de la féodalité, cette langue naïve expliquante, pleine de sève, de courans, d’idiotismes et de tours ingénieux, qui tient encore aux patois par des racines vivaces, perdra sans doute quelque chose de sa grâce enfantine, de sa verdeur et de sa liberté d’allures en devenant, sous le règne de Louis XIV, l’instrument d’une civilisation plus régulière. Comme la société dont elle exprimait les tendances et les aspirations confuses, la langue de Marot et de Rabelais, de Montaigne surtout et d’Amyot, en passant de l’adolescence à la puberté, a dû s’épurer, choisir parmi les nombreux élémens hétérogènes que lui avait légués le passé, répudier les formes trop compliquées, les accens, les tours et les caprices particuliers, se simplifier enfin sous la forte discipline du goût public et de la raison générale. Dieu veuille que le siècle de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Racine, de Molière et de La Fontaine, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, qui marque l’avènement de la société française à son plus glorieux développement, n’ait pas été aussi le commencement de cette décadence fatale qui, dans les nations comme dans les individus, succède presque toujours à la maturité des facultés !

— Mille grâces, monsieur le comte, reprit l’abbé Zamaria, du secours que vous venez de prêter à mon argumentation, puisée, comme vous l’avez très bien dit, dans la nature des choses. Eh bien ! telle a été précisément la marche de l’art musical, dont les différentes : échelles primitives n’ont été que des espèces de dialectes ou de patois