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saint Ambroise parmi les chants populaires du polythéisme étaient encore empreintes de certaines nuances de rhythme et de modulation que ne possède déjà plus le plain-chaint de saint Grégoire, mélopée plus voisine de la parole que de la musique. Pour en revenir à la comparaison que j’ai établie entre les langues et les formes mélodiques qui vont se simplifiant à mesure qu’elles étendent la sphère de leur action, on pourrait dire, sans attacher trop de rigueur à ce rapprochement, que le chant de saint Ambroise est à la musique grecque du temps d’Aristoxènes[1] ce que la langue de Virgile est à celle d’Homère, et que le plain-chant de saint Grégoire est à celui de l’évêque de Milan ce que les langues modernes du XIIe siècle sont à celle de Tacite, un dialecte transitoire qui n’a pas encore la fixité d’une langue vraiment littéraire.

L’Antiphonaire de saint Grégoire, ce recueil de mélodies diverses, avec les huit échelles diatoniques qui leur servaient de base, devint une partie intégrante de la liturgie, et on l’attacha même à l’autel de l’ancienne basilique de Saint-Pierre par une chaîne en fer, comme pour le préserver de toute altération et lui imprimer le sceau de la perpétuité. Le pape compléta son œuvre en instituant pour l’enseignement du chant ecclésiastique une école qui est l’origine de la grande école romaine. Eh bien ! malgré la chaîne en fer à laquelle fut suspendu l’Antiphonaire de saint Grégoire, malgré toutes les précautions que prit le grand pontife pour donner à sa réforme la stabilité d’une institution presque divine, le chant liturgique ne fut pas plus à l’abri des caprices de la fantaisie que les vérités d’un ordre supérieur n’ont échappé aux licences des esprits indépendans ou téméraires. Les conciles que l’église fut constamment obligée de réunir, soit pour aviser aux besoins de la discipline ébranlée, soit pour se défendre contre les hérésiarques qui niaient son pouvoir, eurent à s’occuper avec non moins de vigilance des nombreuses altérations du chant ecclésiastique. Cinquante ans après la mort de saint Grégoire, vers le milieu du VIIe siècle, on ne s’entendait déjà plus ni sur le nombre des tons, ni sur le caractère esthétique des mélodies religieuses. Les uns admettaient huit, neuf et dix tons ; les autres en reconnaissaient douze, quatorze, et jusqu’à quinze. Non-seulement les théoriciens, plus ou moins préoccupés du système musical des Grecs, qui avait été la source du chant liturgique, enseignaient une doctrine qui n’était pas toujours d’accord avec la pratique ; mais chaque pays, chaque province du monde catholique où avait pénétré l’Antiphonaire de saint Grégoire l’avait promptement altéré par des variations et des interpolations involontaires. Qui ne connaît

  1. Philosophe et théoricien grec, disciple d’Aristote, qui rivait trois cents ans avant Jésus-Christ, auteur d’un livre estimé sur la musique, Traité des élémens harmoniques.