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la discussion mémorable qui eut lieu à Rome devant Charlemagne entre des chantres romains et des chantres français sur la manière d’interpréter les mélodies grégoriennes ? La décision de Charlemagne est pleine de bon sens. « Quelle est, dit-il, l’eau la plus pure, celle qui vient de la source, ou des ruisseaux qui en dérivent ? » Les chantres français répondirent unanimement : « Celle qui vient directement de la source. — Remontez donc, répliqua Charlemagne, à la source de saint Grégoire, car il est manifeste que vous avez corrompu la mélodie ecclésiastique. » Cet apologue ingénieux suffirait pour nous apprendre que ce qu’on appelle la pureté originelle du chant grégorien est une chimère. Si de nos jours, avec une notation compliquée et précise, qui parle aux yeux autant qu’à l’esprit, qui fixe les moindres nuances d’une composition musicale, il est difficile qu’on ne s’écarte pas de la pensée de l’auteur, lorsqu’il n’est pas la présent pour diriger lui-même l’exécution de son œuvre, comment pouvait-on empêcher que le chant liturgique, bâti sur des échelles essentiellement mobiles, transmis par des signes imparfaits et livré au sentiment d’interprètes ignorans, ne fût promptement altéré et ne perdît l’accent de gravité majestueuse qu’il avait à son origine ? En général, c’est une bien grande erreur que de chercher dans ces temps de ténèbres un principe, une institution, une règle quelconque qui résiste à ce mouvement de transformation qui emporte et caractérise le moyen âge. Tout est mouvant, les élémens les plus hétérogènes se rapprochent et se combinent un moment pour se désagréger l’instant d’après, l’église est un vaste théâtre où retentissent les échos de la vie extérieure qui troublent sa discipline et affaiblissent son autorité. Les langues vulgaires sont à peine formées, que le peuple les introduit forcément dans la liturgie, avec les chansons profanes et souvent obscènes qu’il a apprises au dehors. C’est en vain que les conciles, que les docteurs et les plus illustres personnages, comme saint Bernard, s’élèvent contre ce scandale et réclament la sévérité des lois canoniques pour préserver le chant liturgique des variations et des caprices de la mode : quand tout le monde est coupable, tout le monde est innocent, et dans les arts comme dans les questions de l’ordre moral et politique, l’église, ne pouvant résister aux envahissemens de l’esprit séculier, finit toujours par traiter avec la liberté.

Du VIIIe au XIIIe siècle, qui est une époque solennelle de l’histoire du moyen âge, il se fait dans l’art musical, ainsi que dans l’ensemble des connaissances humaines, un grand travail de reconstitution dont il importe de connaître les résultats. Sous la pression toujours croissante de la fantaisie populaire, qui introduit dans les temples chrétiens des ressouvenirs de la vie extérieure et des lambeaux de chansons en langue vulgaire, la mélopée grégorienne s’altère de plus