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car il n’y a pas de mélodie proprement dite dans le délicieux madrigal que vous venez d’entendre, ni dans aucune partie de l’œuvre si variée de Palestrina. Tous les effets résultent des procédés du contre-point, et il serait impossible d’y trouver une phrase musicale qui eût assez de vitalité pour exister en dehors des combinaisons harmoniques qui forment un ensemble si parfait. C’est dans ce style élevé de musique purement vocale, dépourvu à la fois de modulations et d’accompagnemens d’aucune espèce, c’est dans le style à la Palestrina qu’ont écrit le Flamand Orlando di Lasso, son contemporain et son émule, l’Espagnol Vittoria, Nanini, Benevoli, Allegri, Vallerano et une foule de compositeurs dont la tradition et l’enseignement se sont prolongés jusqu’à nos jours, et constituent le patrimoine de l’école romaine.

Lorsqu’au jour de Noël de l’année 1512, le pape Jules II officia pour la première fois dans la chapelle Sixtine, dont Michel-Ange venait de peindre la voûte, Palestrina n’était pas encore né. Le tableau du Jugement dernier, les Loges, les Stances, toutes les incomparables merveilles qui remplissent le Vatican étaient terminées, et la renaissance avait accompli son évolution, quand l’auteur de la messe du pape Marcel, surnommé par ses contemporains le prince des musiciens, vint au monde. L’intervalle de près de quatre-vingts ans qui existe entre la mort de Raphaël et celle de Palestrina peut servir à mesurer la distance qui sépare encore l’art musical des arts plastiques, qui alors étaient parvenus au point le plus élevé de leur développement. Rien dans les œuvres du fondateur de l’école romaine ni dans celles d’Orlando di Lasso, ne peut être comparé aux vastes compositions de la Cène de Léonard de Vinci, du Jugement dernier de Michel-Ange, de l’École d’Athènes, de l’Incendie du Borgo et surtout de la Transfiguration de Raphaël. Dépourvue de moyens pour accentuer la passion et pour peindre les accidens extérieurs, la musique en est encore à cette phase de la puberté où l’on exprime d’une manière indécise les sentimens indéfinis qu’on éprouve. On dirait la prière d’un enfant ou celle d’une jeune fille émue qui manque des mots nécessaires pour préciser l’objet de ses vœux, et donner une forme aux aspirations confuses qui agitent son âme. Un motet de Palestrina, comme celui Sicut cervus desiderat ad fontes, ou comme l’admirable antienne à six voix Tribularer si nescirem, peut être comparé, pour la simplicité naïve du style et le caractère de l’expression, à une vierge de Fra Angelico ou du Pérugin. C’est pénétrant, plein de componction et de divine tendresse, mais d’une harmonie un peu vague, qui laisse transpirer le sentiment général, sans permettre de saisir le sens particulier de la parole. Un exemple fera encore mieux comprendre quelle différence il peut exister dans les moyens qu’emploie l’esprit humain pour exprimer un même sentiment.