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tons, ni sur les accidens matériels et expression morale qu’on leur attribuait. Notre Zarlino lui-même, le plus savant théoricien qui après Glarean[1] se soit occupé de la classification des modes ecclésiastiques, n’a pu y réussir d’une manière satisfaisante. Aussitôt que l’instinct de l’harmonie essaya de grouper quelques accords sur les échelles diatoniques du plain-chant grégorien, on eut beaucoup de peine à fixer la nature des intervalles qu’il fallait admettra ou repousser du contre-point. L’accord parfait et son premier dérivé, qui sont les combinaisons les plus simples qui se présentent à l’oreille et qui communiquent à l’âme le sentiment du repos, quelques dissonnances passagères, timidement préparées par le retard ou la prolongation d’une note déjà entendue comme élément de l’accord consonnant, dissonances qui étaient bien plus le résultat du mouvement des parties, des associations amenées furtivement par le rhythme que des hardiesses de l’imagination, — tels étaient les seuls groupes de sons simultanés admis par les théoriciens jusqu’au milieu du XVIe siècle. Il se fit alors un mouvement général d’émancipation dans l’esprit humain qui transforma toutes les connaissances, et qui imprima aussi à l’art musical une impulsion nouvelle.

Le besoin de variété, de changement et de transformation des vieux types du plain-chant grégorien, qu’on pourrait comparer aux types traditionnels de la peinture byzantine, était si général parmi les compositeurs de la première moitié du XVIe siècle ? que déjà Josquin Desprès ne se faisait aucun scrupule d’en méconnaître le caractère tonal et d’encourager ses élèves à poursuivre, avant tout, l’expression des paroles. Cyprien de Rore, Nicolas Vicentino, élèves de Willaert, Luca Marenzio, génie plein de ressources et d’élégance, surnommé par ses contemporains il dolce Cigno, tous les trois appartenant à l’école de Venise, cherchèrent à féconder les tons du plain-chant par des accidens chromatiques qui leur étaient étrangers, et qui étaient des tâtonnemens que faisait l’instinct de la modulation, c’est-à-dire l’instinct du coloris et de la vie. Gesualdo, prince de Venuse dans le royaume de Naples, dilettante et madrigaliste non moins célèbre que Marenzio, fut plus hardi encore dans ses combinaisons harmoniques : l’un des premiers, il osa attaquer sans préparation un genre de dissonances qui devaient amener la ruine des formes mélodiques du plain-chant, et faire entrer dans les conceptions de l’art l’unité primordiale de notre gamme moderne. Cette révolution, depuis longtemps préparée par les tentatives que je viens de signaler, fut accomplie avec plus de suite et d’éclat par Monteverde, qui trouva à Venise un terrain tout approprié à la fécondation de son idée. Vous savez, signori, que les grandes inventions, dans les arts aussi

  1. Savant théoricien allemand du XVIe siècle, mort à Fribourg en 1563.