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modulation, par le coloris de l’instrumentation et la fidélité de l’expression dramatique, qu’ils introduisent jusque dans le temple du Seigneur. C’est à Venise que se propage le secret de la peinture à l’huile, qui donne à l’art le moyen de lutter avec la nature, d’imiter le rayonnement du monde extérieur et la variété infinie des caractères. C’est également à Venise que Monteverde vient consolider une révolution qui a pour objet d’émanciper le génie, en lui fournissant les moyens matériels de rendre l’accent de la passion et la simultanéité des effets dramatiques. Imbu de l’esprit libérateur de la renaissance, Monteverde ose proclamer le principe professé avant lui en termes plus ou moins explicites par Cyprien de Rore et Gabrieli, invoqué plus tard par Marcello et le chevalier Gluck, — que la musique doit avant tout obéir au sentiment, et n’avoir d’autre règle que celle de colorer la poésie et d’en exprimer la vérité. Ni Gabrieli, ni Monteverde, ni les premiers inventeurs du drame lyrique, tels que Vincent Galilée, Jules Caccini et Péri, pas plus que Marcello et Gluck, n’étaient de savans compositeurs selon la doctrine admise par les écoles régnantes. Emportés par le courant du siècle, excités par ce mouvement intérieur qui fait les grands hommes et les grands poètes, et que Dante a si admirablement définis lorsqu’il dit, en parlant de lui-même : « Je suis un de ceux qui s’efforcent d’exprimer ce qu’amour leur inspire, » ils ont dédaigné les règles scolastiques qui les attachaient à la glèbe, et ont créé la langue de la passion, c’est-à-dire la musique moderne. Qui sait si, au moment où je parle, Dieu ne suscite pas un de ces réformateurs superbes, un génie amoureux de la lumière, de la vie et de la passion, qui viendra enchanter le monde par l’éclat du coloris, la nouveauté des modulations et la puissance du rhythme, ces agens matériels des effets dramatiques élaborés par l’école de Venise, dont il continuera l’impérissable tradition !…

L’abbé Zamaria, dans les paroles qui terminaient son discours, semblait avoir eu le pressentiment de l’avènement de Rossini, qui, en effet, a composé à Venise son premier et son dernier opéra italien, Tancredi et Semiramide. L’auteur immortel du Barbier de Séville et de Guillaume Tell, que l’Italie n’est plus digne de comprendre, se plaît à reconnaître que le public vénitien ne pouvait se rassasier de ce prodigieux crescendo qui éclate dans toutes ses partitions, et dont on peut trouver les germes dans les œuvres de Monteverde et de Cavalli. En s’enivrant ainsi du coloris puissant, du brio, du rhythme et de toutes les qualités éminentes qui caractérisent la manière de Rossini, le public de la Fenice ne se doutait pas qu’il saluait l’influence historique de la civilisation de Venise.


P. SCUDO.