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clamer, car la cause du bon sens est toujours bonne à défendre ; perdue aujourd’hui, qui sait si elle ne triomphera pas demain ?

À mon avis, les Femmes savantes sont la meilleure comédie de Molière. Non-seulement tous les caractères se recommandent par une incontestable vérité, mais le style est d’une franchise, d’une vivacité qui n’ont jamais été surpassées. L’auteur était né neuf ans après la mort de Régnier, il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ait plus d’une fois imité son illustre devancier. Nulle part il n’a profité de ses leçons avec plus de bonheur et d’habileté que dans les Femmes savantes. Je n’ai rien à dire aujourd’hui de la thèse soutenue par l’auteur, et qui rencontre parmi les femmes du siècle présent de nombreuses contradictions. Je ne discute pas la pensée du poète, ma tâche est d’examiner comment cette pensée est rendue. Or cet ouvrage, que je considère comme l’expression la plus haute du génie comique de Molière, n’a pas échappé aux caprices et aux méprises des comédiens. Le personnage à qui l’auteur a confié la défense du bon sens, Chrysale, au lieu de prendre au sérieux les paroles placées dans sa bouche, semble effrayé de sa hardiesse, et pour atténuer, pour conjurer le danger de son rôle, il exagère par l’accent le prosaïsme bourgeois de ses sentimens. On dirait qu’il demande grâce pour sa rudesse aux femmes beaux-esprits des loges et des galeries. C’est peut-être un bon calcul, peut-être le moyen le plus sûr d’obtenir les applaudissemens. Je me permets pourtant de blâmer le parti adopté par les acteurs chargés aujourd’hui d’interpréter le rôle de Chrysale, car ils dénaturent la pensée de Molière en essayant de lui faire pardonner ses railleries contre les femmes savantes. Au lieu de se borner à mettre en relief toutes ses intentions, ils lui prêtent des intentions nouvelles qui l’étonneraient fort, s’il revenait parmi nous. Ils ne traduisent pas sa volonté, ils la complètent à leur manière, et Dieu sait comment. Ici, la tradition prétendue qu’on invoque à tout propos sert de réponse aux esprits chagrins qui ne veulent pas se soumettre à l’engouement de la foule. M. Provost et M. Anselme comprennent ce rôle de la même façon : c’est la doctrine du Conservatoire, la doctrine consacrée. Ceux qui comprennent autrement le mari de Philaminte sont bafoués comme des esprits étroits, sans portée, sans clairvoyance. Cependant, si Chrysale ne prend pas au sérieux ses railleries contre les femmes savantes, s’il se trouve ridicule, et s’applique à provoquer le rire de l’auditoire, ce personnage devient un non-sens. Depuis la mort de Duparai, je n’ai vu personne comprendre simplement le mari de Philaminte et le rendre tel que Molière l’a conçu. Les commentaires et les gloses imaginés par les professeurs du Conservatoire ont obscurci le texte au lieu de l’éclairer, si bien que pour revenir au sens primitif pour le revendiquer, on s’expose aux reproches les plus amers.