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ensemble, au prix de 1822, 10 millions ; différence réelle, 6 millions seulement. Voilà ce qu’on a gagné.

On peut dire que si le droit n’avait pas existé, l’importation se serait accrue : c’est possible et même probable, mais toujours dans des proportions extrêmement faibles. Ce qui le prouve, c’est la seconde face de l’expérience qui a eu lieu depuis 1853. De même qu’on avait cru produire la hausse en 1822 par l’établissement d’un droit exorbitant, de même on a cru faire la baisse en 1853 par une réduction considérable. Dans l’un et l’autre cas, l’effet attendu n’est pas arrivé. La viande n’avait pas haussé par l’effet du droit, elle n’a pas baissé par sa suppression. Au lieu de 10 millions de bétail qui entraient annuellement avant le décret, il en est entré en 1854 pour 28 millions, en 1855 pour 36, en comptant toujours d’après les prix officiels, les seuls qui puissent servir de termes de comparaison ; qu’est-ce que 30 ou 36 millions de viande de plus ou de moins ? 1 franc par tête tout au plus. Jamais cependant les circonstances n’avaient été plus favorables ; l’effet simultané de la hausse intérieure et de l’abaissement du droit a fait qu’on a pu payer la viande étrangère cinquante pour cent plus cher, et s’il ne se présente pas plus de bétail à nos portes, c’est à coup sûr qu’il n’y en a pas davantage.

Il faut espérer qu’en présence de ces faits les producteurs finiront par ouvrir les yeux. Le gouvernement royal, qui se doutait de l’inefficacité absolue du droit protecteur, avait fait plusieurs tentatives pour le modifier, mais sans succès. On avait envoyé M. Moll, professeur d’agriculture au conservatoire des Arts-et-Métiers, en Allemagne et en Belgique, pour y rechercher quelle était la quantité réelle de bétail que ces pays pouvaient vendre à la France, et M. Moll avait fait à son retour un excellent rapport, établissant qu’il y en avait fort peu ; les producteurs n’en avaient pas moins fait la sourde oreille. Une autre fois, dans un traité avec la Sardaigne, on introduisait, comme régime spécial sur cette frontière, pour donner un peu plus de viande à un ou deux départemens qui en manquaient, un tarif au poids au lieu du tarif par tête, un peu moins hostile au petit bétail de ces régions, et ce traité, dont l’unique effet avait été d’introduire pour 500 000 fr. de viande de plus par an, avait été bruyamment dénoncé plusieurs fois, à la tribune des deux chambres comme la ruine sans remède de l’agriculture française. L’illustre maréchal Bugeaud, qui était un très grand homme de guerre et un agronome éminent, mais un assez mauvais économiste, s’écriait un jour à ce sujet qu’il craignait plus l’invasion des bestiaux que celle des cosaques ; il aurait vu avec joie, s’il avait vécu, que, grâce à la vaillante armée qu’il a tant contribué à former, il avait parfaitement raison de ne pas craindre les cosaques, mais il aurait pu voir en même temps qu’il avait grand tort de craindre le bétail.