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jugement à la lettre et n’en pénètrent pas le sens mystérieux. Qu’un talent sérieux et indépendant ne compte pas sur leur appui. Ils savent encourager les esprits médiocres, flatter l’orgueil uni à l’opulence, aplanir la route devant ceux qu’ils ne craignent pas de voir arriver : ils n’ont que dédain pour celui qui peut devenir leur émule. J’ai peine, je l’avoue, à comprendre de pareilles espiègleries chez des écrivains arrivés à la maturité. Quelque respect que mérite leur talent, quelque déférence qui soit due à leur savoir, je trouve qu’ils se divertissent aux dépens du public, comme de jeunes écoliers aux dépens de leur maître. Ils devraient apporter dans leur conduite un peu plus de gravité, et ne pas emboucher la trompette en laissant deviner aux habiles, aux initiés, qu’ils siffleraient s’ils l’osaient. Comment des écrivains sérieux peuvent-ils s’abriter derrière un tel subterfuge ? comment espèrent-ils garder le gouvernement des intelligences en disant oui quand ils pensent non ?

La foule commence par accepter leurs arrêts sur la foi de leur nom. Une fois détrompée, quand elle sait qu’elle a été prise pour dupe, elle se laisse aller au dépit, et son dépit se traduit en défiance. Que les écrivains qui préfèrent les avantages de leur position aux intérêts de la vérité ne se plaignent donc pas. Ils recueillent le fruit de leurs espiègleries. En parlant avec plus de franchise, ils auraient maintenu leur autorité. La ruse dans l’emploi du langage n’est pas d’ailleurs la seule faute que l’on doive leur reprocher. Quand ils ne s’appliquent pas à déguiser leur pensée, quand ils n’essaient pas de jouer au public ce que leurs amis appellent de bons tours, ils forment entre le public et la vérité un cordon sanitaire. S’ils ne parlent pas en leur nom, ils choisissent des interprètes dociles ; ils mettent garnison dans les journaux et donnent une consigne sévère. Ce qu’ils ne disent pas, ils ne veulent pas qu’on le dise. S’agit-il d’un livre qu’ils n’osent défendre, et qu’ils craignent de voir attaquer, Ils profitent de leur position pour choisir, pour trier les juges. Ils veillent sur le cordon sanitaire. Si quelqu’un vient à le franchir, si la vérité fait brèche, ils s’en étonnent et bientôt s’en irritent. Ne pas accepter les juges choisis par eux, c’est plus qu’une irrévérence, c’est un scandale. Malgré l’estime que m’inspirent leur talent et leur savoir, je ne saurais compatir à leur chagrin. S’il était permis à l’auteur d’un livre de choisir, par lui-même ou par ses amis, les juges qui prononceront sur la valeur de son œuvre, s’il avait le droit de récuser ceux qui lui déplaisent, autant vaudrait décréter l’abolition absolue de la critique. Envisager la franchise comme un fléau contagieux peut sembler une idée fort ingénieuse aux écrivains qui ont une position faite ; mais toutes leurs précautions sont déjouées par les esprits indisciplinés, qui préfèrent aux remerciemens