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les plus empressés, à l’expression de la plus vive gratitude, le plaisir de dire ce qu’ils pensent. Ils auront beau faire, ils ne seront pas plus heureux que Bartholo avec Rosine : ils ont entrepris de garder une pupille qui se moque de toutes les remontrances.

Parfois ces écrivains, qui devraient diriger l’opinion et qui perdent la meilleure partie de leur force en déguisant la vivacité native de leur pensée, se permettent une espièglerie plus dangereuse encore que la première dont j’ai parlé. Ils se contredisent, comme s’ils avaient à cœur d’effacer les services qu’ils ont rendus à la vérité. Hardis et francs quand leur position n’était pas faite, quand ils n’étaient pas arrivés, comme on dit vulgairement, ils prennent volontiers le contre-pied de l’évidence depuis qu’ils n’ont plus rien à souhaiter. Rien ne leur coûte pour détruire le souvenir de ce qu’ils nomment imprudence de jeunesse. Ils prodiguent les ratures, les notes, les parenthèses ; ils n’arrivent pas à supprimer le bien qu’ils ont fait. Calcul de position ou mobilité d’esprit, peu importe au public. Il ne voit qu’une chose : c’est le démenti donné aujourd’hui aux pensées formulées, il y a vingt ans, en pleine connaissance de cause. Quand on prend la plume pour s’adresser au public, on doit accepter sans réserve la responsabilité de son opinion. Reculer devant cette responsabilité, retirer le tiers, la moitié de ce qu’on a dit pour désarmer toutes les colères qu’on a soulevées, pour fermer toutes les blessures que la franchise a faites à l’orgueil, c’est manquer à la dignité littéraire, et l’exemple est d’autant plus dangereux qu’il vient de plus haut. C’est le cas de rappeler la pensée développée par Massillon avec tant de bonheur et d’abondance. Ce qu’il disait de la conduite morale des grands, nous pouvons le dire de la conduite littéraire des écrivains qui ont acquis par leur talent une légitime autorité, et qui oublient l’origine de leur force. Parvenus au premier rang par leur travail, ils doivent donner l’exemple de la fermeté, de la franchise. Quand ils luttaient pour gravir jusqu’au sommet, tous les regards n’étaient pas attachés sur eux. S’ils avaient des momens de défaillance, leur faiblesse était sans danger pour autrui, et n’avait rien de contagieux. Aujourd’hui tout est changé : la renommée leur impose de nouveaux devoirs. Comme les grands dont parle Massillon, ils sont responsables des défaillances qu’ils autorisent par leur exemple. Leur inconséquence, leur mobilité, les démentis qu’ils se donnent, sont autant de fautes contagieuses. Si les écrivains qui occupent le premier rang, et que personne n’accuse de l’avoir usurpé, lacèrent eux-mêmes leurs titres de noblesse ; si pour se montrer polis, ils prodiguent à tout propos, comme dans un salon, les complimens et les saluts, comment espérer que les écrivains qui ne sont pas encore désignés à tous les regards par la renommée prennent souci de leur dignité ? Leur obscurité les dérobe à toute