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tion, il avait promis ou laissé espérer, en fait de réformes et de progrès, beaucoup plus qu’il ne pouvait faire, et maintenant qu’il était au pouvoir, on exigeait de lui bien plus encore qu’il n’avait promis. Il n’y a guère de pire condition pour un gouvernement que d’être aux prises avec des espérances à la fois ardentes et vagues, et nuls peuples ou nuls partis ne sont si difficiles à gouverner que ceux qui veulent immensément, sans bien savoir quoi. Si le cabinet de lord Grey n’avait eu pour mission que la réforme parlementaire, il eût pu se reposer avec orgueil : il avait accompli cette œuvre, et bien plus encore. En Irlande, il avait profondément modifié, dans l’intérêt des catholiques, la condition de l’église anglicane, et reporté sur les propriétaires protestans la plus large part du fardeau des dîmes. En Écosse, il avait réformé les principaux abus du régime municipal. L’Inde et la Chine avaient été ouvertes au commerce libre. À l’éternel honneur de l’Angleterre, il avait aboli l’esclavage dans ses colonies. C’était là, à coup sûr, pour quatre années, une ample moisson de réformes. Mais ce cabinet était né d’un grand souffle d’opinion et d’ambition démocratique suscité par la révolution de France. Il était poussé et soutenu par une école de réformateurs philosophes, les radicaux disciples de Bentham, amis sincères de la justice et de l’humanité, mais logiciens rigoureux et impatiens, qui voyaient à peu près partout, dans la société et les institutions anglaises, des innovations pressantes et systématiques à réaliser. Il ne pouvait se passer de l’appui d’O’Connell, qui, à son tour, ne pouvait se dispenser de complaire aux passions de ses compatriotes, opprimés depuis tant de siècles, et trop grossiers, trop ignorans, trop irrités, trop misérables, pour comprendre et accepter les lenteurs nécessaires de la réparation. Assailli par ces exigences sans mesure et sans terme, compromis par ces alliances, dont s’offensait l’orgueil ou s’inquiétait le bon sens anglais, le cabinet whig hésitait, avançait, s’arrêtait, accordait, se rétractait ; mais ni ses concessions alternatives ne réussissaient à satisfaire ses alliés divers, ni la haute considération de ses deux chefs dans les deux chambres, lord Grey et lord Althorp, ne suffisait pour arrêter le cours de son déclin.

Quand la situation commune est si difficile, les embarras de personnes ne manquent jamais d’éclater. Les dissidences d’opinion, les inégalités d’allure, les incompatibilités d’humeur portèrent bientôt le trouble dans le cabinet. Le gendre de lord Grey, lord Durham, esprit élégant, cœur généreux, mais enfant gâté de la fortune aristocratique, de l’encens domestique et de la faveur populaire, donna le premier l’exemple du dégoût ; il sortit du cabinet pour cause de santé, dit-on, mais plus vraisemblablement parce qu’à son avis on n’allait ni assez vite ni assez loin dans les voies libérales. Quelques