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ruse ayant été découverte, ils ont été immédiatement décapités par mon ordre. Ayez encore dans la mémoire un autre fait du même genre, celui d’une jeune fille, d’une comtesse russe, qui fut enlevée par mes hommes au moment où elle allait se marier à Stavropol[1]. Il y a longtemps que j’aurais pu l’échanger si j’avais voulu ; mais je la retiens captive parce qu’elle a osé me braver. Pareille chose peut vous arriver, ne l’oubliez pas.

« Ce discours achevé, Chamyl laissa la parole aux prisonnières ; mais la princesse Anne était trop agitée pour lui répondre. Elle chargea sa sœur de parler à sa place ; celle-ci se leva, et, s’étant approchée de la porte, elle s’adressa à Chamyl en ces termes : — Ces menaces sont inutiles. Nous n’en avons pas besoin pour obéir à vos ordres. Notre condition et nos principes nous défendent le mensonge, et vous pouvez avoir une foi entière dans nos promesses. Quant aux lettres qui pourraient nous être adressées, nous ne pouvons pas répondre de leur contenu.

« — C’est très bien, répondit le chef montagnard ; mais n’oubliez pas que vous êtes au pouvoir de Chamyl.

« Ainsi finit cette audience. Chamyl se leva et s’éloigna, suivi de Khadjio et de l’interprète. »


Quelle était la population de ce sérail que l’inflexible volonté de Chamyl assignait comme prison aux deux princesses ? Nous connaissons déjà les trois femmes de l’iman, Zaïdète, Chouanète et Aminète, la première froide et dissimulée, les deux autres folles et rieuses. Autour des sultanes (ce titre nous paraît convenir aux trois principales autorités féminines du sérail de Dargui-Védeno) se groupait tout un monde de parens et de domestiques, — les mères des jeunes femmes, faisant l’office de ménagères et de cuisinières, les filles de charge, la femme de l’instituteur de l’iman, Djemmal-Eddin, la gouvernante des filles de Chamyl, Khadji-Rebil, vieille Tartare au caractère. difficile ; Ilita, femme de l’intendant Khadjio, qu’elle gouvernait à sa guise ; Tamara, de race touche[2], mariée à un autre favori de Chamyl nommé Selim, et que les montagnards avaient enlevée toute jeune encore sur les bords de l’Alazan. Chamyl se défiait de ce favori, et sa femme avait mission de surveiller ses démarches. Il y avait là, on le voit, d’assez nombreux élémens d’intrigues et de rivalités féminines[3]. Aussi les princesses comprirent-elles qu’il leur importait de ne s’écarter en aucune occasion de l’attitude digne et ferme qu’elles avaient prise dès le premier moment.

  1. C’était sans doute une histoire inventée par Chamyl pour intimider les prisonnières. Les recherches infructueuses auxquelles le gouvernement russe s’est livré pour découvrir l’héroïne de ce récit autorisent à l’affirmer.
  2. Petite peuplade fort grossière qui réside au pied des montagnes, à peu de distance de Tiflis.
  3. Dans le personnel des femmes de service, on compte plusieurs jeunes filles que Chamyl donne d’ordinaire en mariage à ceux de ses murides qui se sont distingués.