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de Godfrey Randal, « digne fils de son père, » à ce qu’on disait. « Aussi, ajoutait-on, sa sœur l’a tellement gâté ! » Cette injuste et sotte accusation revint aux oreilles de miss Grisell, qu’elle atteignit en plein cœur, mais sans qu’elle y parût prêter la moindre attention. Elle savait se résigner. Sa jeunesse n’avait pas eu de printemps tout à fait épanoui. Victime chaque jour ramenée au sacrifice, elle s’était habituée à n’être comptée pour rien, à donner sa vie, lambeau par lambeau, sans aucun retour, à laisser pour ainsi dire mourir d’inanition ses facultés actives, et à les voir remplacées par une résignation dont personne ne lui savait gré. Cependant cette femme à l’aspect froid et sévère, qu’on eût dite incapable d’affection et de tendresse, cette femme pouvait souffrir encore. Godfrey n’était pas seulement son frère bien-aimé ; il était devenu son fils et son idole. S’entendre accuser de l’avoir mal guidé, de l’avoir perdu peut-être, quelle récompense pour un dévouement si entier, et, si elle en venait à se croire réellement coupable, quel choc pour sa conscience, quels scrupules, quelles angoisses ! La malignité publique avait donc frappé juste, — et rarement, en effet, elle dirige à faux ses atteintes empoisonnées.

M. Nevil, qui songeait volontiers aux moyens d’obtenir Thorney-Hall, fut étrangement surpris, au milieu de ses rêves favoris, par la visite inattendue que miss Grisell lui fit, un soir de février, malgré la bise et la neige. Il le fut bien davantage encore lorsque, avec sa précision ordinaire, interrompant les civilités bavardes de son cousin, elle lui déclara qu’elle voulait vendre le château, et lui demanda s’il voulait l’acheter. Pris ainsi de court, M. Nevil eût bien souhaité connaître les motifs de cette brusque détermination, s’enquérir des circonstances, et tâcher d’en tirer parti pour payer un peu moins cher l’objet de ses longues convoitises ; mais les questions adroites par lesquelles il essayait de sonder le terrain furent assez lestement écartées par miss Randal, qui n’admettait pas volontiers ces sortes d’enquêtes. M. Nevil crut alors pouvoir hasarder quelques mots sur « les mauvais bruits » qui ôtaient, disait-il, de sa valeur à ce château, où il grillait de s’installer. Sa cousine lui répliqua simplement qu’elle espérait avoir à traiter avec un homme instruit et sensé, nullement avec un villageois ignorant et stupide, et cette réponse fut accompagnée d’un regard de mépris qui la commentait éloquemment. M. Nevil parla d’en référer à des gens d’affaires. Miss Grisell lui notifia que les lenteurs inséparables de cette manière de traiter ne lui convenaient nullement, qu’elle entendait vendre, et vendre tout de suite. Elle avait un acheteur sous la main pour le cas où M. Nevil ne se déciderait pas immédiatement, et, en venant le prévenir ainsi, elle obéissait uniquement à un sentiment de convenance, qui lui faisait désirer