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les plus sérieux par des choses plaisantes, puis ils en viennent aux questions importantes ; c’est ce que nous faisons. Parlons maintenant de notre affaire.

« .— Ordonnez, iman, lui dit Gramof, je vous répondrai.

« — Est-ce que par hasard les princes Orbéliani et Tchavtchayadzé voudraient se moquer de moi ? reprit Chamyl d’un l’on qui ne rappelait nullement celui qu’il avait pris au commencement de l’entretien.

« L’interprète montra une grande surprise ; la physionomie de tous les autres assistans exprimait une profonde attention. Chamyl continua :

« — J’avais d’abord demandé pour la rançon de leurs familles cinq millions de roubles. Après cela, ayant eu compassion d’eux, je n’ai plus exigé qu’un million, cent cinquante montagnards prisonniers et mon fils aîné ; mais jusqu’à présent ils ne font que me nourrir de belles promesses. Je m’étonne du nombre de lettres qu’ils, écrivent ; il, vaudrait mieux faire marcher l’affaire. J’en veux surtout à ton prince Orbéliani, et si je le tenais ;… mais il en agirait sans doute de même avec moi, nous sommes ennemis.

« En prononçant ces dernières paroles, Chamyl, qui cligne ordinairement des yeux, les ouvrit, et son regard devint menaçant. Après un moment de silence, Gramof prit la parole à son tour : — Iman, lui dit-il d’un l’on respectueux, permettez-moi de parler.

« — Parle, dis-moi ce dont tu es chargé.

« — Il est parfaitement indifférent aux princes que vous demandiez cinq ou un million : les souverains seuls ont des sommes pareilles ; mais je suis autorisé à vous réitérer l’offre qu’ils vous ont déjà faite : c’est de vous donner quarante mille roubles argent. Dieu seul sait la peine que nous avons eue à recueillir cette somme.

« À ces mots, Gramof s’arrêta ; mais Chamyl garda le silence. Gramof continua : — Voici Daniel-Sultan qui doit bien connaître l’état des princes géorgiens. Interrogez-le ; en est-il un seul dont toutes les propriétés valent un million ?

« Daniel-Sultan confirma l’assertion de Gramof et ajouta : — Je suis même surpris qu’ils aient pu trouver autant d’argent.

« Les autres naïbs intervinrent dans cette discussion ; l’assertion de l’interprète leur paraissait douteuse.

« — Isaï-Bek, lui dit l’un d’eux, ce que tu avances est faux. Qu’est-ce qu’un million pour eux ? Rien. Si notre iman l’exigeait, ils lui donneraient un arba (chariot) plein d’or.

« — Demandez-en deux, reprit Gramof avec feu. Qu’en feriez-vous ? Il vous serait impossible de leur faire traverser vos montagnes. Je vois que vous ne vous faites pas une idée de ce que nous nommons un million. Si l’on vous donnait à compter autant de fèves qu’il y a d’unités dans un million de roubles argent, et qu’on vous tînt à jeun jusqu’à la fin, vous seriez tous morts d’inanition avant d’avoir terminé.

« Cette métaphore parut frapper les naïbs, qui, dans le fait, n’avaient aucune idée de la somme dont ils parlaient, et Gramof se félicitait de son éloquence ; mais il vit que son compatriote Chakh-Abbas se disposait à prendre la parole, et qu’il allait tout compromettre. Aussitôt Gramof, se tournant vers Chamyl, lui dit : — Iman, accordez-moi une grâce ?

« — Laquelle ? lui dit sèchement Chamyl.