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de l’accompagner pour lui montrer le point où il devait avoir lieu. Avant de partir, Gramof pria Chamyl de défendre à ses hommes de tirer des coups de fusil en signe de joie.

« — Je le veux bien, lui dit Chamyl ; mais les vôtres garderont la même réserve.

« — Depuis la mort de notre empereur, nous portons le deuil, et par conséquent toute marque de réjouissance nous est interdite.

« — Comment ! votre empereur est mort ? s’écria Chamyl. Vous faites bien de porter son deuil, ajouta-t-il après une pause. Au reste le fils d’un tel père doit lui ressembler. Son successeur est-il bien l’Alexandre qui est venu dans le Caucase il n’y a pas longtemps ?

« — Lui-même, répondit Gramof.

« Après avoir encore réfléchi pendant quelques instans, Chamyl reprit : — Allons, mon fils, le temps presse ; retourne à Kourinski et hâte les tiens. Je ne te dis pas adieu.

L’interprète partit au grand galop, suivi de deux murides, pour porter au prince cette bonne nouvelle.

« Le détachement se mit aussitôt en marche, et arrivés sur le lieu de l’échange, les Russes y prirent toutes les précautions nécessaires pour se garantir d’une surprise. Cela fait, Gramof fut de nouveau envoyé vers Chamyl ; il trouva celui-ci étendu sur l’herbe, au sommet d’une petite éminence, sous son parasol noir et en compagnie de Daniel-Sultan. Il se soulevait de temps en temps pour appliquer un œil à une lunette d’approche plantée en terre devant lui et dirigée sur les forces russes. Derrière lui étaient silencieusement rangés environ cinq mille cavaliers ; plus loin, sur la droite, se voyaient les chariots que montaient les prisonnières.

« — Quels sont vos ordres iman ? dit Gramof en s’approchant de Chamyl.

« — Prends avec toi trente-cinq de mes hommes ; rends-toi avec eux auprès des prisonnières et conduis-les avec mes deux fils, Kazi-Machmet et Machmet-Chabi, à un quart de verste du Mitchik[1], et qu’un pareil nombre des vôtres se rendent au même point avec mon troisième fils Djemmal-Eddin et l’argent.

« Pendant que Gramof prenait les dispositions nécessaires pour satisfaire au désir de Chamyl, les princesses suivaient tous ces mouvemens avec des émotions qu’il est facile de comprendre. Au bout de quelques instans, les chariots s’ébranlèrent, précédés par Kazi-Machmet et Gramof, et ils eurent bientôt traversé le lit desséché de la rivière. Le prince David s’avança aussitôt, Kazi-Machmet le salua au nom de son père. Un vieux moulla lui remit son fils, le petit Alexandre. Presque en même temps sa femme se jetait dans ses bras. Pendant que cette touchante reconnaissance avait lieu, Gramof repassait la rivière avec Djemmal-Eddin, les chariots portant l’argent et un détachement russe, commandé par le général Nikolaï. Une foule de montagnards les entourèrent ; ils se pressaient autour du fils de leur iman, et quelques-uns d’entre eux lui baisaient les mains. À vingt pas environ du lieu où se trouvait Chamyl, l’intendant Khadjio vint à sa rencontre, portant un paquet qui contenait un costume complet de montagnard, et il lui fit comprendre

  1. Petite rivière alors presque à sec.