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qu’il s’est contenté d’une esquisse. Léon Desroches, le héros de la pièce, chargé de montrer à tous les yeux les dangers du jeu, ne paraît pas dévoré d’une passion bien ardente pour la richesse. Il expose, il perd son patrimoine après l’avoir quintuplé, sans exciter dans l’âme du spectateur une bien vive anxiété. Son ivresse quand il a gagné, son abattement quand il est réduit au dénûment, n’ont rien de contagieux. L’amour qui l’a poussé au jeu mérite le même reproche ; peut-être même est-il dessiné plus mollement que sa passion pour la richesse. Je ne crois pas me tromper en disant que M. Ponsard a crayonné trop vite Léon Desroches. Reynold, placé près de Léon pour représenter le travail dans sa grandeur et son austérité, rappelle un peu trop le personnage de Rodolphe de l’Honneur et l’Argent. Malgré cette parenté, un peu trop évidente, il a trouvé dans l’auditoire plus de sympathie que Léon. La générosité de son caractère, la franchise de son langage lui ont bientôt concilié tous les cœurs. C’est ce qu’on appelle dans les ateliers une figure réussie. Reynold n’est pourtant pas une conception originale pour ceux mêmes qui ne connaissent pas Rodolphe ; mais les sentimens qu’il exprime ne manquent jamais d’éveiller dans l’auditoire des échos nombreux. Le public, séduit par l’élévation des pensées, la pureté des intentions, écoute avec indulgence ce qu’il a déjà entendu plus d’une fois. Or c’est là précisément ce qui est arrivé. Reynold, sans être nouveau, enchaîne l’attention ; son dévouement, qui ne se dément pas un seul instant, le place au-dessus de tous les autres personnages. Il n’est pas de la même race ; le sang qui coule dans ses veines est plus riche et plus pur. Les vulgaires ambitions ne troublent jamais la rectitude de son jugement. Aussi, dès qu’il ouvre la bouche, toutes ses paroles sont recueillies avidement. J’ai entendu mettre en question la vraisemblance de Reynold. À coup sûr, une telle abnégation ne se rencontre pas chaque jour ; mais on peut dire à l’honneur de l’humanité que ce personnage n’appartient pas tout entier à la fantaisie, et que le poète, pour le composer, n’a eu qu’à réunir des traits pris dans la vie réelle.

La figure de M. Bernard est tracée avec indécision. Ce campagnard qui boit sec, qui aime les propos égrillards, les anecdotes un peu lestes, se laisse trop facilement tenter par les promesses de la spéculation. Quoiqu’il désire s’arrondir, quoique le champ du voisin excite sa convoitise, on a peine à comprendre son entraînement. Il n’est plus d’âge à former des projets pour un avenir lointain. Sa crédulité ne s’accorde pas avec ses habitudes de bien-être et de repos. Un homme qui vit dans son domine, sans souci, sans inquiétude, ne se décide pas si aisément à se lancer dans les aventures. C’est pour lui surtout qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.