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muses n’ont jamais foulé. Il se défie de la poésie à tel point qu’il s’applique à parler comme tout le monde. L’imagination intervient si rarement dans l’expression de sa pensée, qu’un auditeur dont l’oreille ne serait pas habituée à la mesure des vers pourrait se croire en pleine prose.

Dans l’école du bon sens, prosaïsme et simplicité sont peut-être synonymes. Pour ceux qui ont étudié les conditions de l’art dramatique, la simplicité n’exclut pas l’emploi des images. Or Léon, Camille et Reynold n’ont rien qui les élève au-dessus des figures que nous voyons chaque jour. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire en alexandrins pour dire avec le secours du rhythme et de la rime ce qui se dit sur le boulevard ou dans un salon, sans y rien changer. Lors même que M. Ponsard établirait la vérité parfaite de son œuvre, nous aurions encore le droit de lui demander pourquoi il n’a pas donné à sa pensée une forme poétique. Simple dans Lucrèce, dans Charlotte Corday, dans l’Honneur et l’Argent, il est demeuré dans la Bourse au-dessous de lui-même.

Je ne sais pas comment il travaille, et je ne voudrais pas me livrer à des conjectures. Cependant il y a plus d’une scène qui semble d’abord écrite en prose, puis rimée après coup. Or la définition donnée à M. Jourdain par son maître de philosophie, excellente dans le Bourgeois Gentilhomme, n’a pas la même valeur quand on veut l’appliquer. Tout ce qui n’est pas écrit en prose n’est pas nécessairement écrit en vers : il ne suffit pas de compter des syllabes et d’assortir des rimes pour transformer la prose en poésie. Il faut absolument quelque chose de plus. Ce quelque chose est assez difficile à déterminer, j’en conviens. Les imaginations poétiques le trouvent sans effort ; les esprits prosaïques ne le devineront jamais. M. Ponsard a prouvé plus d’une fois qu’il n’ignore pas tout ce qu’il y a d’incomplet dans la définition du maître de philosophie : comment donc l’a-t-il oublié en écrivant la Bourse ? Il n’y a qu’une manière d’exprimer la nuance délicate que je veux indiquer : le prosateur pense en prose, le poète pense en vers. Une idée remaniée, à laquelle on impose plusieurs formes successives, ne garde jamais sa première fraîcheur, son premier éclat. On a beau consulter Richelet, on ne peut transformer la prose en poésie.

Qu’on me permette une comparaison que je n’entends pas donner comme une preuve rigoureuse, mais qui rendra cette observation plus facile comprendre. Qu’un peintre, avant de représenter sur la toile une scène de l’histoire, commence par composer sur le même sujet un bas-relief, et qu’il essaie ensuite de traduire son bas-relief en tableau, il est certain qu’il échouera dans cette tentative de métamorphose. Renversez l’ordre du travail, et vous obtiendrez un échec pareil. Eh bien ! ce qui est vrai pour les arts du dessin n’est