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de l’Océan, qui lui faisait subir un examen. Cette épreuve terminée, il était remis entre les mains des officiers de sa majesté, qui exécutaient strictement et consciencieusement les fonctions de leur charge. Cette seconde épreuve était vraiment terrible. Frissonnant de peur et de froid, le malheureux novice était rasé avec un rasoir fait par le tonnelier[1], savonné avec la lie de l’huile de baleine, et plongé ensuite dans l’eau glacée. On l’en retirait presque à demi mort, mais régénéré. Après un tel baptême, il avait le droit de se regarder comme un enfant de ces mers. Parlez maintenant de notre coutume aux matelots qui traversent le cercle arctique : ils ne s’en souviennent plus que comme d’une légende. Les vieux marins ne se rappellent pourtant point sans émotion les scènes de leur jeunesse, car ce jour d’épreuve était en même temps un jour de fête et de joie pour l’équipage. Il y avait la quelque chose qui réchauffe, même après de longues années, le cœur glacé par l’âge.

Quand le navire était parvenu à la hauteur de 60 ou 65 degrés, nous commencions à faire tous les apprêts pour la pêche de la baleine. Le commandant distribuait à chaque homme de l’équipage un emploi différent et les instrumens qui lui étaient nécessaires[2]. Les préparatifs de l’attaque consistent surtout dans l’armement des chaloupes. Une chaloupe est fournie de deux harpons, six ou huit lances, cinq ou sept rames. L’équipage du navire se trouve alors partagé en autant de divisions qu’il y a de bateaux. Chacun de ces bateaux a son personnel, qui consiste en un harponneur, un pilote qui tient le gouvernail, un homme chargé de l’aménagement des cordes, et trois ou quatre rameurs ; cela constitue l’équipage d’une chaloupe. Tout étant prêt, on force, à la hauteur de 75 ou 76 degrés, les premières glaces ; puis on avance toujours dans ces mers difficiles, jusqu’à ce qu’on soit parvenu, entre les 77e et 79e degrés, aux campagnes de glace solide sous lesquelles se tiennent d’ordinaire les baleines[3].

Il faut se faire une idée de la nature et de la topographie de ces mers si peu connues, si l’on veut comprendre les dangers de la navigation arctique. Une des merveilles de cet abîme d’eau qui s’étend sous la nuit des pôles, ce sont sans contredit les plaines de glace. Ce nom leur a été donné par un baleinier hollandais, et il a passé

  1. Le tonnelier était sur les navires de pêche un homme important. C’est lui qui construisait et cerclait les barils destinés à recevoir l’huile de baleine.
  2. On peut voir au musée de La Haye une collection d’armes et de différens outils mis en usage pour cette pêche.
  3. Que les baleines, poursuivies et détruites le long des côtes du Groenland, se soient retranchées avec intention derrière le boulevard des glaces éternelles, c’est un fait dont il est impossible de douter, pour peu qu’on ait étudié les mœurs de cet animal. Quelquefois une baleine isolée s’attache à un grand glaçon flottant comme à un bouclier qui la couvre, et sous lequel on la voit se réfugier à la moindre alarme. Souvent aussi les baleines habitent par troupes dans des baies glacées. On les voit frapper avec leur tête et briser la surface solide, de distance en distance, pour respirer l’air. Quoique souveraine des mers par sa grande taille et par sa force prodigieuse, la baleine est extrêmement timide. Un oiseau qui vient s’abattre sur son dos la met dans un état d’agitation et de terreur. On ne s’étonnera donc plus que l’instinct de sa propre conservation lui ait fait chercher une retraite dans des solitudes défendues par une barrière compacte et difficile à ouvrir.