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Quelques réflexions suffiront pour compléter les souvenirs du vieux marin de Harlingen. Parmi les causes qui ont amené la décadence de la pêche de la baleine dans les mers du Groenland, il en est qui tiennent à l’ordre même de la nature, et sur lesquelles la volonté humaine est impuissante. La race des baleines, poursuivie à outrance jusqu’au milieu des glaces, a très certainement diminué en nombre ; peut-être ce monstre marin est-il même destiné à disparaître un jour de la surface de notre globe. À mesure que le désert recule, l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros, deviennent plus rares. À mesure que les mers se peuplent de vaisseaux et que l’homme s’avance sous les latitudes extrêmes, la baleine doit probablement subir le même sort. Aujourd’hui cette pêche a passé entre les mains des Américains, qui la pratiquent dans les mers du Sud. Sans autre appui que leur industrie et leur esprit d’entreprise, les Américains ont soutenu la concurrence sur tous les marchés de l’ancien et du nouveau monde contre les autres nations qui protégeaient la pêche. C’est même dans l’intérêt de leurs baleiniers que les États-Unis ont cherché dernièrement, par des traités de commerce, à trouver des abris sur les côtes du Japon.

J’ai entendu en Hollande des économistes estimables nier que la pêche de la baleine pût se soutenir dans les autres pays. Ma conviction, contraire à la leur, s’appuie sur des faits et sur des chiffres. Jamais cette pêche n’avait atteint en Angleterre le degré de prospérité inouïe auquel elle parvint durant les quinze premières années de ce siècle[1]. Faut-il faire honneur de cet heureux résultat à la prime, qui s’éleva, il est vrai, depuis 1750 jusqu’en 1824 au chiffre énorme de deux millions et demi de livres sterling ? Je ne le pense pas. La source du développement que reçut alors cette branche d’industrie est dans un ensemble de circonstances heureuses pour la Grande-Bretagne. L’empire français, en fermant les mers et en occupant la Hollande, avait éteint dans la flotte des baleiniers néerlandais une rivalité puissante pour la flotte des baleiniers britanniques. Les événemens politiques continuèrent alors, beaucoup plus qu’un encouragement artificiel, à consolider la fortune de la pêche anglaise. La guerre ayant annihilé les forces et les ressources des pêcheurs hollandais, le gouvernement de la Grande-Bretagne offrit

  1. Dans les Esquisses du Cap de Bonne-Espérance, de M. A. W. Cole, ouvrage publié il y a peu d’années à Londres, on trouve un chapitre intéressant sur les pêcheries des côtes de cette colonie anglaise, où l’élément hollandais est encore bien vivace. Dans la baie d’Algoa, il y a un établissement fixe pour la pêche de la baleine : un seul de ces monstres marins donne 500 livres sterling de bénéfice à l’établissement anglais. Parfois on en prend une trentaine dans une année ; mais là encore la baleine a l’instinct de s’éloigner des côtes habitées. On a gardé au Cap une coutume tout hollandaise : on plante les grandes mâchoires et os des baleines le long des routes en guise de bornes milliaires.