Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me donner de quoi manger jusqu’à San-Antonio. Force me fut donc de continuer, inquiet et le cœur gros. Avant d’atteindre San-Antonio, j’avais encore à traverser Austin, San-Marcos, Braunfels. L’abbé Dubuis me rendit un peu d’espérance en me promettant de retourner à sa mission, si l’évêque m’autorisait à partager ses travaux.

Austin, siège de la législature du Texas, est une ville petite et malpropre. Il n’y a qu’un hôtel, lequel est misérable. En traversant sur un bateau le Colorado, nous assistâmes à une curieuse cérémonie : c’était le baptême de deux vieilles femmes. Le ministre, debout sur une planche entre deux bateaux, prit tour à tour les néophytes, les plongea dans l’eau jusqu’au cou, et les y retint pendant qu’il prononçait les paroles sacramentelles. Toute la population d’Austin était venue, et paraissait s’amuser beaucoup de ce bain un peu froid ; mais les deux vieilles femmes ne prenaient pas garde aux curieux.

Le conducteur me montrait à chaque instant des endroits qu’avaient ensanglantés les combats des blancs contre les Indiens, ou des Texiens contre les Mexicains, et ces histoires m’auraient effrayé, si un musicien, qui avait pris place dans notre charrette, ne m’avait de temps en temps récréé par les sons faux et discordans de son violon.

L’hôtel du petit village de San-Marcos se compose de deux cabanes faites de sapin et de paille. Ce qui me parut plus qu’étrange, c’est qu’il n’y avait que deux lits, mais énormes : l’un était pour les hommes et l’autre pour les femmes. Les ours sont très nombreux dans ce lieu isolée Pour la première fois je mangeai de leur chair, que je trouvai bonne. Un nouveau voyageur pour San-Antonio se trouvait là : c’était un Français qui était venu chasser les ours et en rapportait deux. Pendant que nous dînions, un sourd grognement résonna près de nous. Le Français prit vivement son fusil à deux coups et partit sans rien dire. Je demandai à l’hôte ce que c’était. — C’est un ours, me dit-il avec le plus grand flegme, et voyant mon air étonné, il ajouta : « Oh ! ces animaux nous volent quelquefois, mais ils nous font rarement du mal ; quand ils nous voient, ils se sauvent. On dit même que, sur la route de Fredericksburg, la ferme d’un M. Masenbach est gardée par des ours apprivoisés qui servent de chiens de garde. Quand on arrive après le jour tombé… » Une double détonation l’interrompit : le Français reparut bientôt, et reprit sa place en me disant qu’il avait très certainement blessé l’ours mortellement, mais qu’il n’avait pu le poursuivre dans la forêt, où il avait disparu, craignant de manquer le départ de la charrette. Ce Français-là était peut-être un Gascon.

Braunfels est une grande colonie allemande. Nous y arrivâmes le