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d’affreux ravages ; je courais d’un lit à l’autre et de l’église au cimetière ; je ne voyais plus qu’agonie, mort, enterrement ; à peine avais-je le temps de manger ; j’étais sans cesse appelé, portant sans cesse des remèdes, des consolations ou des prières. Le jeune Français dont j’ai parlé, M. Charles M…, se chargeait heureusement de tuer à la chasse de quoi nous nourrir ; et il administrait notre cure. Je n’aurais pu suffire à tout, car j’étais seul ; l’abbé Dubuis s’était rendu dans les missions de l’est pour soigner les cholériques. Je faisais aussi les fonctions de garde-malade, exécutant les ordonnances du docteur, donnant les potions, frictionnant m’occupant à la fois du corps et de l’âme. Je ne fus pas toujours heureux dans la guérison matérielle ; mais souvent un moribond, révolté d’abord contre la souffrance et se débattant violemment dans ses tortures, se calma au son de ma voix, m’écouta, et au milieu même des convulsions qui le secouaient et le défiguraient, me serra la main en signe de remerciement et d’adieu résigné. Puis je le menais dans le champ de la mort, aussi horrible à voir que le choléra même, car les loups et les coyotes (espèce de renard), attirés par l’odeur putride, y pénétraient, creusaient les tombes fraîches, en arrachaient les cadavres, les dévoraient sur place, et en laissaient traîner çà et là des lambeaux.

L’abbé Dubuis revint de sa tournée dans les missions de l’est. Il me raconta avec émotion son voyage. Il avait passe par San-Antonio, qui était affreusement dépeuplé par le fléau. Les rues étaient désertes, les cloches ne sonnaient plus, car elles auraient toujours sonné ; le curé n’avait plus le temps de dire la messe. Un tiers de la population : s’était enfui et campait sur les rivières et les cours d’eau ; un autre tiers s’enfermait dans les cabanes, d’où s’échappaient des cris, des pleurs, des prières ; le dernier tiers mourait. On ne voyait que ceux qui emportaient les morts, que faute de cercueils, on attachait sur une peau de bœuf séchée, et qu’on traînait ainsi, découverts, livides et violets, vers leur sépulture encombrée. Parfois quelqu’un de ceux qui les traînaient tombait subitement frappé, se tordait un instant et mourait à côté du mort. Bientôt la maladie atteignit les fuyards sur le bord des rivières ou dans la profondeur des bois, et ces muettes retraites virent des scènes déchirantes, de navrantes agonies, le spectacle affreux d’un homme qui meurt abandonné dans de solitaires convulsions.

L’abbé était parti de San-Antonio pour Castroville, seul ; le soir, à pied, n’ayant pu trouver de cheval. Il marchait rapidement dans l’obscurité, trempé par une pluie continue, lorsque deux cavaliers lui demandèrent s’ils étaient bien sur le chemin de Castroville et s’ils pourraient arriver cette nuit même. — Sans doute, dit l’abbé, car vous êtes à cheval, et moi qui suis à pied, je compte y être vers deux