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qu’il souffla seulement deux ou trois fois un peu fort, et passa sans faire d’arrêt ni d’écart. Arrivé à la maison qu’habitait le père Fitz-Gerald, et qui appartenait à un de ses compatriotes irlandais, nous trouvâmes sur le seuil le propriétaire, qui médit : Il est mouru. Sans chercher à comprendre, j’entrai dans la chambre ; j’appelai le malade, il ne répondit pas, son regard était fixe ; je voulus l’embrasser, ses lèvres se glaçaient. Il avait cessé de vivre à vingt-six ans, loin de sa patrie, de sa famille et de ses amis, sans même avoir été accompagné au départ par les secours de la religion. Je tombai sur mes genoux, et, ne pouvant prier, je pleurai. Cet abandon, cette solitude amère où s’endort le missionnaire enveloppa mon âme d’une morne tristesse. Pauvre abbé ! sa tombe perdue sur une terre étrangère ne sera jamais saluée par une visite, bénie par une prière, arrosée par une larme ! Du moins sa vie avait servi à la gloire de Dieu, et la mort seule avait arrêté ses pieux travaux. Un autre jeune missionnaire, l’abbé Chanrion, venait de mourir à la Nouvelle-Orléans, après avoir longuement langui et traîné douloureusement ici-bas un souffle de vie inutile, à charge aux autres et plus encore à lui-même. Cette triste fin n’était pas de nature à me faire oublier ma santé épuisée, et je souhaitai de mourir comme le père Fitz-Gerald plutôt que de prolonger en Amérique ou de rapporter en France les restes d’une vie presque éteinte, une mort commencée qui ne s’achève que lentement !

L’un de nos chevaux s’était perdu ; je montai celui qui restait, et Charles se mit dans la charrette. De temps en temps, nous alternions. La pluie revint et défonça les routés ; les mules qui traînaient notre lourd véhicule marchaient lentement et péniblement dans la boue. Cinq jours se passèrent ainsi en efforts, en luttes de toute espèce, tantôt contre les intempéries, tantôt contre les difficultés du chemin. Pouvions-nous prévoir que le sixième jour de notre voyage, celui qui précéda notre arrivée à San-Antonio, serait encore le plus terrible de tous ? Il fallut ce jour-là traverser d ! abord un creek (mare profonde) d’une eau bourbeuse et noire. Mon cheval s’enfonça jusqu’au poitrail, et, trop affaibli par la fatigue, il ne put s’en retirer. Je fus obligé d’entrer dans la vase jusqu’à la ceinture et de tirer le cheval de toutes mes forces pour le dégager. Quant à la charrette, ce fut bien pis : son poids la fit descendre si profondément, que les mules, désespérant de la faire sortir, se couchèrent tranquillement, sans vouloir se relever ni rien écouter. Le cocher les frappait de son fouet, Charles et moi nous poussions les roues : peine perdue ! Il ne restait d’autre parti que d’aller à la recherche d’une ferme qui pût nous prêter des renforts. Quelques Mexicains eurent enfin l’obligeance de venir avec une paire de bœufs qui, attelés devant les