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caisses. J’étais si heureux, que je les secouai pour les embrasser. « Où allez-vous donc ? me dit Charles. — En France, répondis-je résolument. — Allons donc ! quelle idée ! » Je racontai mes longs malheurs. » Il n’y a pas de creek par ici, dit le cocher ; ce ne peut être qu’un fossé peu profond, un ancien cours d’eau que je suis sûr de passer. — Nous verrons bien. » Et, oubliant la France, je grimpai sur la charrette pour aller avec eux vérifier le fait. Notre Allemand, se dépouilla de tous ses habits pour entrer dans l’eau, et passa de l’autre bord sans en avoir plus haut que l’aisselle. J’étais confus et humilié. Nous passâmes tous sans trop de difficultés, et pour le reste du voyage tout alla bien. Arrivé à San-Antonio, j’allai chez le curé, qui me donna un verre d’alicante, et je m’enveloppai d’une triple couverture de laine, où je dormis d’un sommeil profond qui dura plus de vingt-six heures.

Lorsque je m’éveillai, il était pour tout le monde l’heure de se coucher. Je causai un peu avec le curé, puis je me recouchai, et je dormis encore. Le lendemain je me rendis à Castroville. Sur la route, je rencontrai le cadavre d’un de nos paroissiens : on l’avait assassiné pour avoir son cheval, qui ne valait pas 40 piastres. San-Antonio était renommé pour les assassinats ; chaque nuit, dans les fandangos, les Mexicains faisaient jouer leurs couteaux, les Américains leurs revolvers ; le sang coulait à chaque instant. Un jour, un cavalier à moitié ivre, armé jusqu’aux dents, entra dans un cabaret pour boire de l’eau-de-vie ; le garçon lui demanda s’il avait de l’argent ; le cavalier, offensé de la question, prit pour toute réponse son revolver et fit feu ; la capsule seule partit. Alors le garçon, saisissant un énorme couteau, bondit sur son adversaire et lui ouvrit la poitrine en deux endroits, puis il mit à la porte le cheval et le cadavre. Une autre fois, un presbytérien, se sentant un vif désir de tuer quelqu’un, entra chez un ministre de sa religion et lui tira deux coups de pistolet, qui, par bonheur, n’atteignirent que son chapeau. Un matin, comme j’allais dire la messe, un Mexicain qui balayait le seuil de sa maison, jeta sans prendre garde un peu de poussière sur un Américain qui passait : l’Américain tira son couteau, le jeta sur le malheureux qui était sans défense, et lui fit à la tête et aux épaules dix-sept blessures graves. Ces faits n’avaient rien d’exceptionnel, ils étaient fort communs et presque journaliers. La plupart des meurtres étaient commis par les rangers, volontaires de l’armée américaine, qui, licenciés après le traité de Guadalupe-Hidalgo, s’étaient engagés au Texas pour faire la chasse aux Indiens. Ces hommes sanguinaires, sans foi ni loi, massacrèrent toute une partie de la tribu des Lipans, qui campaient tranquillement Ils ne laissèrent en vie ni les femmes ni les enfans. Ils dépouillèrent tous ces cadavres de