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leurs costumes ; la moitié s’en revêtit, et ils simulèrent une petite guerre. Les détonations émurent les habitans de Castroville, qui s’armèrent, barricadèrent la ville et firent des patrouilles. Ce ne fut qu’une panique, mais on avait souvent de bonnes raisons pour avoir peur ; les rangers pillaient les colonies et tuaient les colons, qu’ils étaient censés protéger. En 1850, on les a remplacés en grande partie par des troupes régulières, dont les officiers se recommandent généralement par la naissance, l’intelligence et les manières.


VII. – LA CONSTRUCTION DE L’EGLISE.

Au premier dimanche qui suivit mon retour, nous assemblâmes les colons après la messe, pour leur faire promettre que chacun apporterait les matériaux nécessaires à la construction de l’église, et pour prendre de notre côté l’engagement de commencer la besogne dès que les pierres seraient là. En attendant, nous reprîmes nos occupations ordinaires, c’est-à-dire l’instruction des enfans de l’école et l’administration des sacremens dans toutes les colonies de la mission. C’était l’été ; les colons, travaillant à leurs récoltes, ne pouvaient s’occuper encore des pierres de l’église ; l’abbé Dubuis profita de ce moment pour aller chercher à Gonzalès, petite ville de l’intérieur où résidait un de nos confrères, un repos de quelques jours dont il avait un extrême besoin, et qu’il ne pouvait goûter à Castroville, où il était sans cesse obsédé par les habitans.

À son retour, il nous trouva, Charles et moi, dans un complet dénûment ; nos paroissiens n’étaient pas devenus plus généreux. Nous avions mangé notre dernier morceau de porc fumé, que les chaleurs avaient gâté. Depuis ce repas, nous étions réduits au café et au maïs. Un jour que je n’avais que des œufs, j’allai dans les bois chercher un fagot pour les cuire, et en revenant je frappai de porte en porte, demandant un peu de beurre avec un peu de maïs pour faire du pain. On me refusa le plus poliment possible, et ce ne fut qu’après de nombreuses visites que j’obtins de la compassion d’une bonne vieille femme de quoi manger ce jour-là. Notre plus grande ressource était les citrouilles de notre jardin : ce légume fade et insipide, que nous accommodions des façons les plus diverses et avec toute sorte de ruses fort ingénieuses pour lui donner quelque goût, s’il était possible, faisait sur notre table une douzaine d’apparitions par semaine. Nous en étions rebutés et ne pouvions plus en manger que par un suprême effort. J’avais bien l’argent que j’avais recueilli pour la construction de l’église, mais c’était un dépôt sacré auquel personne ne devait toucher. L’abbé Dubuis voulut mettre un terme à cet état de choses, et le dimanche suivant après le sermon,